“Ces nouvelles règles sont dévastatrices à terme pour notre sport”, Stephan Conter
Stephan Conter, propriétaire des écuries belges Stephex et organisateur du Knokke Hippique et du Brussels Stephex Masters, s’est fendu ce soir d’une lettre ouverte à l’intention d’Ingmar de Vos, président de la Fédération équestre internationale (FEI). Ce long courrier fait suite à l’échange assez vif qui a opposé les deux hommes le lundi 10 avril à Lausanne lors du Forum des sports de la FEI. Il réclame notamment à son compatriote un moratoire sur l’application du nouveau système d’invitation en CSI en passe d’entrée en lice tout en l’invitant à poursuivre ses réflexions sur les droits d’engagement, le classement mondial et les niveaux des concours. Voici cette lettre en intégralité.
En conséquence de vos récentes décisions et celles de la FEI, j’ai souhaité assister ce 10 avril 2017 aux travaux et forum organisés par la FEI à l’occasion du FEI Sport Forum 2017 à Lausanne.
En effet, face aux importantes et profondes modifications que ces dernières impliquent et les chamboulements majeurs pour les cavaliers, les organisateurs de concours, les fédérations et plus largement pour toute la filière équine du saut d’obstacles, il me semblait important de prendre le temps de rencontrer, d’écouter et de réagir pour faire entendre ma voix, notre voix.
Cette voix, c’est celle d’un acteur de terrain qui s’emploie, à de très nombreux niveaux et depuis longtemps, à développer le sport équestre, à le faire vivre et à le faire rayonner très largement avec une triple ambition : la qualité sans concession, l’accessibilité et la liberté de créer, d’entreprendre et de grandir. Ces trois aspects indissociables me semblent essentiels pour favoriser à la fois un libre choix des acteurs, une diversification de l’offre et la libre expression de l’esprit d’entreprise garant de cette diversité et de cette qualité.
Cela fait maintenant plusieurs semaines que je reçois de nombreuses invitations ou incitations à m’exprimer et/ou à agir. J’ai tout d’abord voulu prendre un peu de recul et ai pris quelques initiatives en vue de recueillir les points de vue des uns et des autres et, enfin, d’analyser la situation actuelle.
Il me semble que le temps est maintenant venu de vous indiquer, Monsieur le Président, mon opinion, mon avis, mes craintes et ma vision des choses. Je ne suis pas le porte-parole officiel d’un lobby, d’une fédération ou que sais-je encore, mais au vu des très nombreux contacts quotidiens et des messages que je reçois, je crois pouvoir dire que ma position est très largement répandue dans la communauté équestre du saut d’obstacles, celle des cavaliers qui font un travail quotidien remarquable, parfois difficile, avec cœur et ambition et aussi celle des organisateurs qui essaient de développer des projets visant à promouvoir de manière équilibrée, dépassement de soi, sport, spectacle, qualité et visibilité de notre sport. Cette communauté dont je vous parle, au sens large, se sent à tout le moins bousculée, très inquiète, déstabilisée et non respectée par des règles floues et surtout à double vitesse.
Lors de la session du Forum consacrée aux conditions d’organisation des CSI et CSIO et aux pay-cards, animée par John Madden, la FEI a présenté un excellent état de la situation et un bon résumé. Celle-ci a abordé la plupart des questions que tout le monde se pose après avoir pris connaissance des nouvelles règles et décisions prises.
Les intentions de façade de cette présentation qui se voulait soi-disant ouverte et transparente sont toutefois à relativiser fortement eu égard au temps extrêmement réduit consacré aux questions-réponses, aux échanges et à l’écoute des avis de l’assemblée ou encore au fait que la plupart des questions ont été très diplomatiquement évitées ou contournées par des réponses hors sujet. Je me réfère, par exemple, aux questions posées par Henk Nooren à John Madden qui sont restées purement et simplement sans réponse concrète. Un exemple de langue de bois politicienne de grand niveau digne de pratiques de communication politique d’un autre temps. Quelques minutes donc de «questions -réponses» clôturées par une conclusion unilatérale se félicitant d’un accord prétendument très large sur les nouvelles règles ; accord qui aurait été obtenu auprès de la très grande majorité des personnes concernées, les fédérations. Permettez-moi, Monsieur le Président, de mettre profondément en doute cette conclusion.
En effet, d’une part, il a été demandé aux fédérations de se positionner sur un large package global incluant de nombreux sujets. Les nouvelles règles n’étaient qu’une partie de ces sujets et n’étaient abordées que sous l’angle des principes généraux, des grands principes, sans que les modalités pratiques concrètes et leurs conséquences très négatives n’aient été détaillées. Ce bloc était à prendre ou à laisser. Les nouvelles règles ne pouvaient pas faire l’objet d’un vote séparé.
D’autre part, si une majorité a été trouvée pour soutenir les nouvelles règles, cette majorité a manifestement été construite sur la base, en grande majorité, de fédérations qui représentent, avec tout mon respect, des pays encore à mille lieues de ce qu’est notre sport actuel et qui ne représentent donc pas le moins du monde la réalité de notre sport actuel et qui ne seront probablement pas à même d’atteindre notre niveau avant une ou deux décennies. Accumulant 80 % des droits de vote, ces pays ont validé des décisions ne les impactant pas ou très faiblement mais très lourdes de conséquences pour les autres, celles qui font le sport tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Enfin, il faut, qu’on le veuille ou non, constater que la toute grande majorité des chevaux et des cavaliers inscrits à la FEI sont européens ou d’origine européenne. L’industrie équestre y est également majoritairement présente. Malheureusement il n’a pas été donné une position particulière à ce rôle moteur et cette position prépondérante de l’Europe. Il était de votre responsabilité, Monsieur le Président, que les décisions puissent avoir été discutées, débattues, préparées et prises en tenant compte de ce paramètre.
Je dois donc, cher Monsieur le Président, m’inscrire en faux sur cette conclusion mettant en avant que tout le monde serait d’accord.
Ensemble, au cours de ces dix dernières années, nous avons tous, cavaliers, sponsors, propriétaires, et organisateurs, porté le jumping à un niveau jamais atteint. Chacun a œuvré à sa façon, avec ses objectifs et ses moyens. Sur ce plan, nous ne pouvons nier que l\'organisation du Global Champions Tour a joué un rôle précurseur et important. Elle a incité chacun à apporter des améliorations là où c\'était possible, a poussé d\'autres organisateurs à rechercher un niveau similaire (de même valeur). La qualité de nos chevaux, des cavaliers, des concours et des structures organisatrices s’est très fortement améliorée et l’attractivité n’a cessé de grandir à travers le spectacle offert et les dotations des épreuves. Cela est positif et remarquable. Il faut assurer la pérennité, l’élargissement et le développement de ce qui a été construit plutôt que de prendre des initiatives très peu concertées, irréfléchies et destructrices pour notre sport.
La réalité concrète, derrière les discours et exposés de ce lundi 10 avril, semble donc démontrer que la FEI est en train de mettre en place un système clairement déséquilibré, à deux vitesses, favorisant une série ou certaines organisations au détriment des autres organisateurs, et ce en créant des règles distinctes pour certains événements. Les uns, défavorisés, sont soumis à la règle des 80% d’invitations réservées à la FEI et aux fédérations tandis que les autres ne sont pas soumis à cette contrainte désastreuse.
Ces règles sont dévastatrices à terme pour notre sport en faisant mourir les uns après les autres les CSI 5*. Cela n’engendrera ni plus ni moins qu’une situation monopolistique. Bref, Monsieur le Président, outre les questions juridiques liées aux monopoles que cela pose, c’est une menace profonde pour notre sport.
Pourquoi, Monsieur le Président, une (de) telle(s) décision(s) ?
Encore une fois, c’est face à cette menace que je me vois contraint de m’exprimer sur ma vision des choses et des objectifs à poursuivre.
Aujourd’hui déjà, et davantage à l’avenir, les règles et évolutions contraignantes proposées par la FEI impliquent dans de nombreux cas que les cavaliers n’ont pas le choix ou rarement le choix entre différents concours ou n’ont pas la possibilité matérielle ou la liberté tout court de participer à chaque concours d\'un certain niveau. Ils ne peuvent donc accumuler des points au classement mondial. Une telle discrimination, induite par les règles de la Fédération équestre internationale, doit maintenant changer sans pour autant restreindre l\'économie libre des organisateurs de concours mais, au contraire, favoriser une libre concurrence qui pourra, elle seule, garantir un large choix et une accessibilité accrue des cavaliers aux concours de haut niveau leur permettant ainsi de collecter un maximum de points.
Ceci, et vous devez en être le garant, Monsieur le Président, ne pourra être atteint qu’en appliquant à notre sport les principes communs d’équité et de libre concurrence.
En clair, je veux un système où la règle ne serait pas le nivellement par le bas, mais un système dans lequel un cavalier et sa monture classés deux centièmes au classement mondial, par exemple, disposent de réelles chances, s’il ont le talent nécessaire, de collecter des points et progresser au classement mondial. Dans le contexte actuel et futur, il n’a tout simplement aucune chance et aucune perspective d’évolution, étant purement et simplement exclu du système.
Pour atteindre cet objectif, je vous demande officiellement, Monsieur le Président, un moratoire de quelques mois sur les nouvelles dispositions, permettant de réfléchir et de construire quelque chose d’équilibré pour 2018 en corrigeant le tir et en prenant en compte réellement la diversité des situations qui existent dans le secteur. En effet, l’industrie équestre ou l’organisation des concours n’est pas l’affaire d’une seule personne, d’une seule structure organisatrice ou d’un groupe spécifique. Par conséquent, je vous demande de ne pas seulement écouter une voix ou un intérêt particulier, mais au contraire d’entendre et écouter toutes les parties (cavaliers, propriétaires, sponsors, organisateurs) dans leur globalité, d’analyser la portée des différentes options sur la table pour que la possibilité de collecter des points soit la même partout, que chacun soit face aux mêmes opportunités et aux mêmes contraintes, tant chez les cavaliers que chez les organisateurs.
Je prône donc, de toutes mes forces, une vraie réflexion de la FEI et une vraie concertation.
L’«opinion publique» de notre sport demande des éclaircissements sur les règles a priori avantageuses dont bénéficient certains. En effet, il est temps que tous comprennent non pas en vue de boycotter «les avantagés», mais pour que tous les organisateurs reçoivent une égalité de traitement et les mêmes règles.
À l’avenir, selon moi, il faut un règlement similaire pour tous les CSI 5 et 4*. La fédération nationale du pays de l’organisateur du concours aurait le droit, c’est tout à fait normal, d’inviter 15 à 20% des cavaliers inscrits au concours, le solde restant étant à la discrétion de l’organisateur qui aura la possibilité d’inviter ou pas (selon la stratégie qu’il développe pour son concours) les quinze ou trente meilleurs cavaliers mondiaux.
Un nombre de points similaire doit être proposé lors de chaque CSI 5 ou 4*, et ce quels que soient les paillettes, le glamour et les prix liés à l\'une ou l\'autre organisation. Les organisateurs qui souhaitent proposer des concours plus grands, plus beaux, plus luxueux, doivent en avoir la possibilité et doivent être incités à développer ces initiatives. Vu que les coûts de ces concours plus luxueux sont plus élevés, le coût afférent à la participation en sera bien sûr affecté, mais chaque cavalier devrait pouvoir personnellement décider d’y participer ou non, préférant des concours peut-être plus accessibles financièrement. Mais dans tous les cas les concours du même niveau doivent pouvoir offrir le même nombre de points et ceux-ci ne doivent pas être liés aux prize money qui peuvent varier de concours à concours en fonction de l’attrait «commercial» que l’organisateur souhaite offrir en fonction de ses moyens ou de ses objectifs.
Il est évident que les coût d’organisation à supporter par les organisateurs disposant de structures fixes moins onéreuses ne sont pas les mêmes que ceux qui organisent des évènements dans des structures temporaires en y réalisant du très haut de gamme. Ces différents types de structure doivent pouvoir accueillir des CSI 5*. Il y a assez de structures fixes en Europe, et plus largement la FEI doit pouvoir aider la promotion de plus de ces CSI 5* pour que plus de cavaliers y aient accès.
Il faut donc favoriser, à travers des règles simples et égales pour tous, l’émergence de plus de CSI 5*, notamment, sans réduire les exigences sportives, en diminuant la dotation minimale qu’un CSI 5* doit offrir. Par exemple, on pourrait déjà pouvoir organiser un Grand Prix CSI 5* avec 150.000 euros de dotation. Cela donnerait la possibilités à plus de CSI 5* de voir le jour et laisserait, comme je l’indiquais ci-avant, plus de choix aux cavaliers, car en en organisant simultanément plusieurs concours CSI 5* (ou 4*) durant le même week-end, plus de cavaliers ont l\'opportunité de participer effectivement à des concours de même niveau et y accumuler des points sans être assujettis aux conditions que peu peuvent remplir aujourd’hui, soit financièrement, soit par manque de choix disponible, soit parce que réservé au top trente. Ce faisant, chaque cavalier sélectionnera, dans le segment 5* ou 4*, le concours auquel il participe et le prix qu\'il souhaite payer pour ce faire.
Un tel système instaure une plus grande et large accessibilité à un plus grand nombre de cavaliers, une sorte de démocratisation sans nivellement par le bas dans la distribution des points de classement.
C’est la raison pour laquelle j’imagine de mon côté un système totalement revu qui favorise le développement de plus de CSI 5* tout en laissant la liberté d’entreprise s’exprimer et à de très beaux concours de se développer en proposant des expériences de très haut niveau. Comme indiqué ci-avant, ce n’est pas, Monsieur le Président, en réduisant à 20% la part des invitations dans les mains des organisateurs et 80% dans les mains de la FEI et des fédérations sans y être impliquées financièrement que nous y arriverons. Avec cette approche, beaucoup de CSI 5* disparaîtront avec pour conséquence moins de choix pour les cavaliers et, à terme, une situation monopolistique.
Quelques mots sur les CSI 1, 2 et 3*… Là plus qu’ailleurs encore il convient de laisser une parfaite liberté d’invitation aux organisateurs. En effet, il y a énormément de concours de ce type. L’offre est donc importante. Il faut donc laisser le libre choix aux participants de choisir, dans l’offre large existante, le concours qu’il souhaite suivre en fonction du luxe du concours, de son propre budget… Il n’est donc pas nécessaire, pour ces concours, de rendre complexe le système d’invitation ou d’inscription.
Il y a aussi la réalité des coaches et de leurs clients qui veulent participer ensemble aux mêmes concours. S’ils doivent être soumis à un processus de sélection par une fédération et que le coach est sélectionné mais pas ses clients, car par choisis le système de sélection de la FEI, vous allez détruire toute l’organisation des coaches et de leurs clients cavaliers. Ceci est un système qui ne peut pas fonctionner.
J’imagine également une refonte complète de la Coupe des nations, cette épreuve historique sur laquelle il est possible de fédérer une très forte adhésion des médias, des sponsors, du public et des cavaliers. Je veux que cette épreuve retrouve sa place comme moment d’apothéose du week-end de concours.
Ma proposition à ce sujet est d’additionner les dotations du Grand Prix et de la Coupe des nations. Il faudrait, par exemple, la programmer le dimanche après-midi en établissant deux classements : un par équipe et un individuel. Dans ces deux classements, les cavaliers auraient la possibilité d’accumuler des points au classement mondial. Le cinquième cavalier de chaque pays participerait à cette épreuve, mais uniquement pour le classement individuel. Il y aurait deux remises de prix et deux possibilités d’accumuler des points. Ceci redonnera une vie à nos Coupes des nations qui attireront les meilleurs cavaliers mondiaux à défendre les couleurs de leur pays avec plus de motivation.
Je souhaiterais également introduire une catégorie 6* avec plus de points à glaner pour des concours ayant des lettres de noblesse incontestables, offrant des expériences sportives et qualitatives hors du commun. Je pense notamment, sans être exhaustif, au Grand Prix d’Aix-la-Chapelle, au Grand Prix de Calgary, au Grand Prix de Genève, à la finale du Global Champions Tour, à la finale de la Coupe du monde, aux Jeux équestres mondiaux et aux finales des autres grands championnats.
Ces quelques pistes ne doivent pas être comprises comme des certitudes absolues, mais comme des pistes de travail que je souhaite animer dans cette période de moratoire et de réflexion urgente et nécessaire.
Pour conclure, dans ses statuts, la FEI se fixe l\'objectif suivant : des conditions similaires et équitables permettant à tous les cavaliers de participer aux concours. La nouvelle réglementation qu\'elle prévoit de mettre en œuvre et afférente à la participation aux concours, ne respecte pas cet objectif. J’en suis très inquiet et insiste une nouvelle fois sur la nécessité vitale pour notre sport d’un moratoire de la FEI qui ouvrira une large et réelle concertation permettant de dégager un vrai consensus viable et salutaire.