Raghad, les cicatrices créatrices

Si l’art invite au voyage, il condamne aussi parfois l’artiste à l’exil. Bien loin de ses origines orientales, Raghad continue à sculpter chevaux et cavaliers. Femme de talent, artiste déracinée, mais aussi philosophe et intellectuelle, elle s’est construit une réputation internationale depuis plus de trente ans.



© Collection privée

Bien loin de la Seine-Saint-Denis, où elle réside aujourd’hui, l’histoire de Raghad débute en Irak, au cœur de la péninsule arabique, véritable berceau de notre civilisation. Si l’Irak fait souvent les gros titres de la presse pour les conflits qui la secouent sans cesse, elle n’en demeure pas moins d’une richesse culturelle sans pareil. Née en 1963 d’un père poète qu’elle présente elle-même comme immensément connu et d’une mère médecin, Raghad grandit à Bagdad. Une enfance heureuse dans un foyer où chacun peut librement exprimer ses passions comme ses idées. “J’avais une jolie famille, à la fois artistique et scientifique“, décrit-elle. Dès l’âge de trois ou quatre ans, la petite fille s’amuse à dessiner à la craie sur le sol du garage familial les palmiers qui décorent son quotidien. “Ma mère avait remarqué que je faisais très bien les arcs lorsque je dessinais ces arbres.“ Son père lui met alors de la pâte à modeler entre les mains, et ses petits doigts se mettent naturellement au travail. “Je réalisais des figurines qu’il installait dans sa bibliothèque.“ Intellectuel dont on aime alors la compagnie, le père de Raghad reçoit la société irakienne et notamment son élite artistique. “Un sculpteur irakien très connu à l’époque travaillait dans un atelier situé non loin de la maison. Un jour qu’il est venu rendre visite à mon père, il a vu mes petites sculptures. Il lui a demandé qui les avait produites, et celui-ci lui a répondu que c’était moi, du haut de mes neuf ans.“ Le sculpteur en est certain, la petite fille sera sculptrice ! Le coup d’œil de l’artiste est effectivement prémonitoire. 

Outre cette fibre esthétique s’épanouissant dans un univers familial dont elle se nourrit, Raghad suit une scolarité classique et soutenue par ses parents jusqu’à l’âge de quinze ans. “J’avais envie d’entrer à l’école de ballet de Bagdad, mais mon père m’a fait comprendre que si je devenais danseuse, je ne pourrais pas exercer ce métier toute ma vie.“ À treize ans, l’adolescente a une idée bien précise de la voie qu’elle désire suivre. Lorsqu’elle participe à une sortie scolaire qui la fait passer devant l’École des BeauxArts de Bagdad, l’émulation créatrice qui s’en dégage la séduit immédiatement. “En voyant les élèves, les sculptures et les tableaux, je me suis dit que je voulais intégrer cette école à mon tour.“ Diplômée du collège, Raghad n’a pas froid aux yeux. Débrouillarde, elle se présente alors d’elle-même et seule au sous-directeur de l’établissement. “Il m’a renvoyé en me disant de poursuivre mes études au lycée. Puis j’y suis retournée avec mon père.“ Acceptée au sein de ce prestigieux établissement, elle s’y perfectionnera durant cinq ans. Bien que Raghad ne soit pas cavalière, le cheval, animal solidement ancré dans sa culture populaire et artistique, a toujours constitué un sujet central de ses travaux. “En Irak, on dit qu’un sculpteur capable de réaliser un cheval est un bon sculpteur. Pour moi, cet animal est aussi un instrument de guerre“, rappelle-t-elle. Au terme de son cycle d’études, elle décide de sculpter un cheval, histoire de démontrer la qualité de son travail au monde, et particulièrement à une société encore très patriarcale. De ses mains naissent ainsi un animal cabré et son cavalier. “Il mesurait trois mètres de haut“, se souvient-elle.



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Décidée à devenir professeure d’université, elle poursuit sa formation artistique bien loin des terres mésopotamiennes qui l’ont vue naître et grandir. “Grâce à une professeure de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, je suis arrivée en France.“ Bien que le contexte géopolitique du début des années 1980 soit secoué par le conflit fratricide entre l’Irak et l’Iran, Raghad assure ne pas avoir “fui une guerre ou quoi que ce soit. Je suis simplement venue ici pour étudier.“ La jeune femme réside alors dans le très chic sixième arrondissement de la capitale, rive gauche de la Seine, traverse le pont des Arts et fait du Louvre sa deuxième demeure. Elle découvre le modèle vivant et fréquente l’atelier de César. “Un jour, il m’a demandé comment il était possible que je vienne d’Irak car il trouvait que j’avais un style très romain“, s’amuse-t-elle. “C’est peut-être parce que mes enseignants à Bagdad avaient pour beaucoup été formés en Italie“, précise-t-elle. 

Une fois diplômée des Beaux-Arts de Paris, elle rentre en Irak dans l’espoir de devenir professeure d’art. Hélas, cette perspective se refuse à elle, les autorités locales réclamant désormais aux candidats d’être titulaires d’un master. La jeune femme reprend alors la direction de la France, où elle s’engage dans un diplôme d’études approfondies de philosophie. On est en 1990, Raghad a vingt-sept ans. La première guerre du Golfe secoue et détruit très fortement son pays, aux prises avec une coalition de trente-cinq États, dont les États-Unis et la France, à la suite de l’invasion et de l’annexion du Koweït par l’armée de Saddam Hussein, président de la République irakienne de 1979 à 2003. Pour sa sécurité et parce qu’elle s’est émancipée, Raghad demeure en France et y poursuit désormais son œuvre en exil. “À mon époque, l’Irak était un très beau pays. Je n’ai jamais pensé que je resterais en France, ni que mes parents devraient quitter leur terre. Pour autant, quand je suis arrivée dans l’Hexagone, j’étais jeune et me suis tout de suite sentie respectée.“ Et d’ajouter : “En 1992, mon père m’a demandé de rentrer. Il aurait pu m’ouvrir beaucoup de portes, mais la liberté de l’être humain et le respect de la femme étaient beaucoup plus importants pour moi.“ Naturellement, cette position de femme moderne ne lui attire pas que de la sympathie.



© Collection privée

Quelques années passent. À Paris, Raghad approfondit sa maîtrise des matières et développe son style et sa signature, toujours très liée au cheval. “La sculpture est une composition, comme la poésie est une composition de mots et la musique une composition de notes. On peut composer avec toutes les matières. Cependant, il faut savoir les associer pour que les œuvres perdurent.“ Au détour d’un petit tracas du quotidien, l’artiste s’attache d’ailleurs à une nouvelle matière. “Mes enfants ont ramené à la maison un chien recueilli par la Société protectrice des animaux. Il était très beau… mais il a commencé à manger mes meubles pour se faire les dents. Je me suis alors rendue dans un magasin de bricolage et j’y ai acheté de la pâte à bois.“ Elle améliore ce matériau, en l’associant notamment à la fibre de verre tout en renforçant ses sculptures avec une structure en acier. “C’est une véritable armature, jouant un rôle comparable à celui des os.“ 

Considérée comme la seule sculptrice du Moyen-Orient depuis maintenant trente ans, Raghad, pour qui cet art constitue l’unique l’activité professionnelle, n’utilise que son prénom, comme pour s’affranchir de la grandeur paternelle, mais aussi pour vivre en paix. “Encore aujourd’hui, je risque ma vie et ma tranquillité. Quand ils sont inquiets, certains ne peuvent pas travailler. Moi, l’inquiétude et la tristesse me font travailler“, analyse-t-elle. Une certaine nostalgie l’envahit parfois. Ce vague à l’âme créatif s’exprime alors à travers le cheval. “Parfois le cheval est un pays, un amoureux, un enfant ou moi-même. J’aime le corps du cheval, ses courbes. Il a d’ailleurs inspiré les artistes dans toutes les civilisations.“ Une des pièces dont elle demeure la plus fière ne survit cependant que dans sa mémoire. “Elle a été détruite pendant la période de l’embargo (cette sanction internationale prise à l’encontre de l’Irak a duré d’août 1990 à mai 2003, ndlr). Il s’agissait de deux personnages qui représentaient mon père et moi, séparés par deux murailles.“ Une œuvre symbolisant la douleur liée à l’éloignement dont souffraient alors le père et sa fille. Bien que ses sculptures équestres aient déjà voyagé jusqu’au Japon et aux ÉtatsUnis, mais aussi en Grèce, en Allemagne, en Belgique, en Italie et qu’elles iront peut-être en 2020 à New York ou Istanbul, c’est bien une récompense française qui émeut encore aujourd’hui Raghad. “En 2004, j’ai reçu le prix du coup de cœur d’Art Cheval à Saumur. Je ne m’y attendais pas du tout, je me suis mise à pleurer, incapable de retenir mes larmes.“ À l’approche de la soixantaine, comme tant et tant d’exilés, elle caresse le rêve secret de pouvoir, un jour peut-être, retrouver son Irak. Là-bas aussi, son travail mériterait bien une exposition.

Cet article est paru dans le magazine GRANDPRIX de février.