Ce que le sport automobile doit à la culture du cheval
Grand Prix, warm-up, paddock et bien sûr écurie, pour n’en citer que quelques-uns. Sport automobile et équitation partagent de nombreux mots. On aurait tendance à l’oublier, mais l’un découle directement de l’autre. Parfois, ce partage s’étend jusqu’à la gestuelle et même certaines habitudes.
Grâce à un constructeur automobile historique, en début septembre dernier à Spa-Francorchamps, la rédaction a été invitée à mesurer l’ampleur de l’héritage équestre et/ou hippique dans l’univers très fermé de la catégorie reine des courses sur circuit. On aurait naturellement pu penser à la marque italienne qui s’est choisi pour symbole un célébrissime cheval cabré, d’autant que celle-ci est redevenue l’une des stars, sinon la star, de la Formule 1. Mais c’est bien Honda qui a permis à GRANDPRIX heroes de vivre cet inoubliable moment. Du reste, avouons qu’un Honda CR-V hybride sera beaucoup plus efficace qu’une superbe GT de Modène pour tracter un van transportant des chevaux !
Du 30 août au 2 septembre, la caravane de la F1 s’est retrouvée pour le traditionnel Grand Prix de Belgique sur ce toboggan si piégeur de SpaFrancorchamps, une région riches en écuries et bien connue des cavaliers, à moins de quarante-cinq minutes de Liège, Aix-la-Chapelle et Maastricht. Autrefois, Spa, ville d’eau par excellence, accueillait l’un des plus grands concours hippiques du monde. C’est évidemment là que fut inventée la Spa, cet obstacle montant à trois barres. Spa fut aussi le théâtre de courses de galop dès 1773, avant que le premier véritable hippodrome de Belgique y soit créé en 1822. Pour commémorer ce riche passé, le 1er janvier 1973, ouvrit un musée du Cheval fondé à l’initiative d’Henry Henri-Jaspar, petit-fils de l’ancien premier ministre belge Henri Jaspar, passionné d’équitation et des objets touchant de près ou de loin au cheval. Ce musée, spécialement consacré à Sa Majesté la reine des Belges, Marie-Henriette de Habsbourg-Lorraine, et à la dynastie belge, est aujourd'hui installé dans les remises et écuries de la Villa royale de Spa, résidence d’été de la reine de 1894 à 1902, année de sa mort dans la station thermale des Ardennes.
Triste coïncidence, à la fin de l’été dernier, le sport automobile et l’équitation ont été endeuillés par deux décès soudains : celui d’Anthoine Hubert, mort le 31 août dans un accident de Formule 2 sur le circuit belge, puis celui de Thaïs Méheust, disparue le 7 septembre lors d’un cross au Pin-au-Haras. Ces deux passionnés étaient tous les deux âgés de vingt-deux ans… “N’oublions jamais que certains sports restent très dangereux, la Formule 1 et l’équitation ont aussi ce point commun“, rappelle Alain Prost, quadruple champion du monde des pilotes et cavalier à ses heures perdues. Quelques semaines plus tard, le Britannique Lewis Hamilton, sextuple champion du monde, a d’ailleurs expliqué à Motorsport.com que ce Grand Prix de Spa lui avait fait prendre conscience des risques en F1, qu’il pouvait parfois oublier, avouant également avoir été profondément choqué par la disparition du jeune pilote français. Ainsi va la vie de ce sport, se promenant à travers le monde depuis sept décennies, avec sa noria de camions et de containers construisant des villes éphémères. Ce modèle n’a-t-il pas inspiré le développement du Longines Global Champions Tour, et plus encore de la Global Champions League ?…
LES PREMIÈRES “COURSES SANS CHEVAUX“.
En replongeant dans l’histoire, on peut suivre les pas de ces cavaliers devenus pilotes d’automobiles qui n’étaient plus hippomobiles. Et développaient plus de puissance, laquelle se mesure en chevaux vapeur (cv) ! Ces hommes n’étaient guère plus grands et épais que des jockeys, pour ne pas alourdir leur voiture. Les premières épreuves tenaient moins de la course que du défilé, à l’image de celui qui reliait Neuilly à Versailles dès 1887, ou de la randonnée, à l’instar du Paris-Rouen organisé par le quotidien Le Petit Journal en 1894 - sur cent deux concurrents inscrits, seuls vingt et un prirent le départ ! Intitulée Course sans chevaux - cela ne s’invente pas -, celle-ci entendait récompenser les nouveaux véhicules motorisés répondant à trois critères : sécurité, commodité et bon marché relatif, selon les termes de son règlement. Le premier prix de 5 000 francs fut partagé entre Panhard & Levassor et Les fils de Peugeot, des noms qui ont fait le tour du monde depuis.
L’année suivante est organisée la première véritable course automobile, nommée Paris-Bordeaux-Paris. En juillet 1896, l’Automobile Club de Belgique organise son meeting de Spa, première compétition automobile du pays. Le 7 septembre de la même année, une première course automobile sur circuit a lieu à Narragansett Park, à Rhode Island, le plus petit État des États-Unis, sur un ovale de terre d’un mile habituellement utilisé pour les épreuves hippiques. L’appellation Grand Prix, désignant quant à elle une épreuve de prestige, et par là même la récompense remise aux vainqueurs, est d’abord utilisée pour les courses de chevaux et les compétitions cyclistes. “Parc fermé“ est une autre expression française qui subsiste encore aujourd’hui au niveau mondial. À la suite des accidents qui marquèrent le cru 1903 du ParisMadrid, l’Automobile Club de France impose la tenue de l’épreuve sur circuit. C’est ainsi, en 1906, que Le Mans, petite ville sarthoise qui vit naître la première voiture commercialisée, par Amédée Bollée, reçoit le premier Grand Prix de France, alors GP de l’ACF, sur un circuit de 103,16 km.
Au fil du développement de cette industrie ô combien révolutionnaire et florissante, des partenariats se nouent avec les grands concours hippiques du début du XXe siècle, notamment à Vichy, au Grand Palais de Paris, à Nice et bien sûr à Spa. Partout dans le monde, aujourd’hui encore, des constructeurs sont associés à des événements, des écuries ou des cavaliers. Les publics sont si proches. Plus tard, le championnat du monde de Formule 1 est créé sous le règne du Français Jehan de Rohan Chabot, président de la Fédération internationale de l’automobile de 1946 à 1958. En 2019, le Grand Prix de Chine a eu l’honneur de célébrer la millième course de F1. La première a lieu le 13 mai 1950, courue par vingt-six pilotes et cinq constructeurs sur le circuit de Silverstone, en Angleterre. Il s’agit alors de boucler soixante-dix fois un tracé long de 4,6 km. L’Italien Giuseppe Nino Farina l’emporte, menant la course de bout en bout, avant de décrocher en fin de saison le premier titre mondial de l’histoire de la Formule 1. Soixante-neuf ans plus tard, la discipline a changé d’ère. La plupart des constructeurs de l’époque ont disparu, les règles n’ont plus rien à voir avec celles d’origine et les circuits sont devenus ultra modernes et bien plus sécurisés.
En 1963, Soichiro Honda, dont la marque éponyme s’est déjà taillé une notoriété mondiale avec ses motos, décide de se lancer en F1 afin de promouvoir son offensive sur le marché des véhicules à quatre roues. Œuvre de l’ingénieur Yoshio Nakamura, la RA271, première monoplace Honda, apparaît quelques mois plus tard, en 1964, à l’occasion du Grand Prix d’Allemagne. Elle est confiée au pilote américain Ronnie Bucknum. En 1965, l’écurie se renforce avec un autre Américain, Richie Ginther. Inaugurée lors de l’édition 1965 du mythique Grand Prix de Monaco, la RA272 bénéficie du moteur le plus puissant du plateau. À Mexico, dernière étape de la saison, Ginther fait charger la cavalerie de son V12 et offre à Honda sa première victoire. Présente de 1964 à 1968, puis en tant que motoriste de 1983 à 2005, la firme japonaise est associée aux huit titres de pilotes et constructeurs remportés sur McLaren par Alain Prost et le regretté Brésilien Ayrton Senna, idole de Rodrigo Pessoa, sacré champion olympique de jumping en 2004 à Athènes et triple vainqueur de la finale de la Coupe du monde. Depuis 2015, Honda renoue avec son rôle de motoriste pour le compte des écuries Red Bull et de sa petite sœur Toro Rosso.
OÙ SONT LES FEMMES ?
De tous les Grands Prix, celui de Spa-Francorchamps demeure l’un des plus éprouvants. Le Néerlando-Belge Max Verstappen, plus jeune pilote à remporter un Grand Prix de Formule 1, le 15 mai 2016 à dix-huit ans, sept mois et quinze jours, ne le contesterait pas. Trois ans plus tard, ce gamin qui instille de la magie dans tout ce qu’il fait est toujours aussi libre. Il est de ces as qui négocient un virage en pensant déjà au suivant, comme les meilleurs cavaliers de saut d’obstacles ou de concours complet. Tout comme eux, ils reconnaissent à pied - ou parfois en scooter - la piste de leur Grand Prix, avant d’entamer les essais. Autre parallèle, plus anecdotique, les flocons d’avoine. Appréciés des chevaux, ils figurent ici au menu de nombreux pilotes au petit-déjeuner. Servi tiède avec un nuage de lait et une cuillère de miel, ce porridge est absolument délicieux et parfaitement diététique. Certains champions ne s’en passeraient pas. De fait, il ne faut pas oublier que plusieurs d’entre eux sont britanniques et qu’une grande partie des écuries sont historiquement implantées en Grande-Bretagne.
Comme en équitation, l’assiette joue un rôle essentiel en F1. « On conduit avec ses fesses », peut-on entendre sur le bord de la piste ardennaise, épargnée pour une fois par la pluie. Prenant tous les risques du monde quasiment assis sur le bitume, les pilotes de Formule 1 font d’ailleurs mouler leurs sièges baquets au millimètre près. Assis bien plus haut, les cavaliers bénéficient aujourd’hui de l’arrivée dans leur sport d’objets connectés et de nouvelles technologies dont certaines sont le fruit de recherches menées dans l’industrie automobile. Sans parler des vestes à airbag et autres casques, de plus en plus techniques en équitation comme en sports mécaniques. L’un inspire toujours l’autre.
Les parallèles ne s’arrêtent pas là. Ayant fréquenté les épreuves équestres lors de plusieurs Jeux olympiques, notamment en 1996 à Atlanta, Stéphane Barbé, rédacteur en chef adjoint du quotidien L’Équipe et figure des salles de presse de F1, relève une autre habitude étonnante : par superstition ou pas, certains pilotes monteront toujours par la gauche dans leur monoplace. On doit cette coutume aux pionniers des courses automobiles qui la partageaient avec les premiers aviateurs, souvent anciens cavaliers, qui la devaient eux-mêmes à Napoléon 1er. Gaucher, Bonaparte choisissait le côté gauche du chemin pour se déplacer, ce qui lui permettait, raconte-t-on, de croiser le fer avec l’ennemi l’arme à la main gauche. Certaines hypothèses font remonter cette tradition encore plus loin. Il semblerait en effet que les cavaliers du Moyen-Âge montaient par la gauche car ils portaient leur épée de ce côté.
Fort de son expérience dans les deux sports, Stéphane Barbé pense que la Formule 2, antichambre de la F1, est la catégorie qui se rapproche le plus de l’équitation, dans le sens où les pilotes vivent au plus près de leur voiture. Cependant, différence très notable, on ne recense toujours aucune femme ni en Formule 1, ni en F2, contrairement à l’équitation, où elles sont heureusement de plus en plus nombreuses à haut niveau. Il faut descendre jusqu’en British F4 pour trouver une pionnière, la jeune Écossaise Abbie Munro, qui vient de débuter au sein de l’écurie Arden. On comprend mieux l’intérêt que trouvent plusieurs constructeurs automobiles à associer leur image à celle de cavalières, à l’instar de Land Rover avec Pénélope Leprevost ou de Mercedes avec l’Allemande Meredith Michaels-Beerbaum, pour n’en citer que deux.
Les homologues de ces derniers, Honda et Isuzu, sponsorisent quant à eux des cavaliers, dont Patrice Delaveau pour le premier et Thomas Carlile pour le second. Il faut dire que l’homme de cheval aura toujours besoin d’une voiture et que l’équitation compte de plus en plus d’adeptes à travers le monde, sûrement plus que le sport automobile. Comme aime à le rappeler Jean-Louis Blanc, élu président de la Fédération française des véhicules d’époque en février dernier, New York et sa grande métropole compteraient autant de chevaux en 2019 qu’en 1900, avant l’arrivée de l’automobile. L’indispensable outil de transport d’autrefois est devenu le compagnon de loisir irremplaçable de millions de citadins stressés par les vicissitudes de leur quotidien. Il reste plus qu’à faire entrer l’équicoaching, discipline en plein boom, dans les écuries de F1, le jour où cellesci en ressentiront le besoin pour souder leurs troupes. Concluons avec un rêve : comme Lewis Hamilton et l’Espagnol Marc Márquez, sextuple champion du monde de MotoGP, ont promis de se mesurer l’un à l’autre par volants et guidons interposés, imaginons la rencontre entre un pilote de Formule 1 et un grand cavalier international, l’un faisant découvrir son univers à l’autre. Professeur Alain Prost, qu’en dites-vous ?
Cet article est paru dans le magazine GRANDPRIX heroes n°115.