“Madame Bovary“, quand le cheval devient un alibi pour l'amour
Classique parmi les classiques de la littérature française, “Madame Bovary“ recèle bien des degrés de lecture. Et bien qu’ils n’incarnent pas de rôles particuliers, les chevaux sont bel et bien présents dans cette œuvre. Qu’on ne s’y trompe pas, le coquin Gustave Flaubert leur a même prêté une lourde charge érotique.
PROMENADE DANS LES BOIS...
Pour ceux qui n’auraient pas lu “Madame Bovary“ ou qui ne s’en souviendraient plus, commençons par une petite piqûre de rappel. Ou plutôt, laissons au regretté Jean Rochefort le soin de résumer cette intrigue littéraire. “Ils (Charles et Emma Bovary, ndlr) se marient et ils vont crécher dans un bled perrave de Normandie. Emma, elle se fait chier. Donc elle commence à toucher la nouille de quelques keums qui passent. Et elle se fait raccommoder la crinoline par des bad boys dans des calèches. C’est assez hot zizi bâton !“ On l’aura compris, “Madame Bovary“ traite, entre autres, de l’ennui d’une femme, de ses attentes, ses amours, ses illusions et ses désirs. Mariée à un médecin de campagne peu charismatique et romantique, elle va s’emmouracher d’un certain Rodolphe, ainsi que d’un jeune clerc de notaire appelé Léon à diverses périodes de sa vie. Chacune des deux intrigues usera des chevaux comme métaphore érotique. Apanage équin qui est depuis tout temps largement reconnu par les experts en symbolique, le cheval incarnant le désir, la virilité, ou la sexualité en fonction des cas.
C’est la deuxième partie du roman. Emma et Charles sont mariés depuis quelque temps et la jeune femme est devenue mère. Elle s’ennuie et la passion qu’elle espérait vivre d’après ses lectures de jeunesse tarde à paraître. Elle se dégoute de son mari et espère qu’un jour son prince viendra… Mais voilà que son vœu se réalise. Un gentilhomme voisin, qui avait aperçu la jeune femme et décidé de la faire sienne, entre dans la vie d’Emma. Il lui sert le grand jeu, les grands mots, les grandes illusions… Venu rendre visite à l’objet de ses convoitises, Rodolphe se retrouve face à Charles. Il lui propose alors d’emmener sa femme en promenade à cheval pour lui redonner des couleurs. Le jeune médecin n’y voit là que bonnes intentions et s’en remet complètement à la proposition de son voisin, qui n’a rien d’innocent. Et voilà qu’un matin, une fois la robe d’amazone commandée et reçue, Emma part en selle avec Rodolphe. “Quand le costume fut prêt ; Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition, et qu’ils comptaient sur sa complaisance.“ Les voilà partis avec l’accord du mari ! “Dès qu’il sentit la terre, le cheval d’Emma prit le galop. Rodolphe galopait à côté d’elle. Par moment, ils échangeaient une parole. La figure un peu baissée, la main haute et le bras droit déployé, elle s’abandonnait à la cadence du mouvement qui la berçait sur la selle.“ Déjà la jeune femme semble prête à se donner avec sa “figure baissée“ et son abandon au mouvement (érotique) de la selle au galop. Arrivés à la lisière d’un bois, “Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières. Mais sa robe trop longue l’embarrassait, bien qu’elle la portât relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité.“ Après des mots d’amour, Rodolphe la presse. Emma a peur : “Où sont les chevaux ? Où sont les chevaux ?“ Ils s’en rapprochent, lui la soutenant par les hanches. “Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.“ Rodolphe n’y tient plus, il insiste et la jeune femme se donne alors à lui : “Oh ! Rodolphe !… fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule. Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna.“ Ainsi les chevaux ont conduit Emma vers son désir. Complices, ils se sont fait sages, eux-mêmes dans une même entente, pour attendre patiemment le temps nécessaire aux affaires de leurs cavaliers.
... ET EN VOITURE
Le temps passe, et il faut aller vite dans la lecture de cette œuvre, qui mériterait sans aucun doute bien plus d’attention, mais nous voici dans la dernière partie du roman. L’histoire entre Rodolphe et Emma est terminée. Et c’est dans les bras d’un certain Léon que la jeune femme trouve maintenant une échappatoire au réel. La scène, qui se situe à Rouen, est l’une des plus connues de la littérature française. Alors qu’ils se sont donné rendez-vous dans la cathédrale, Emma, soudainement prise d’une culpabilité morale, se raccroche à la visite guidée qui leur est proposée. Mais le jeune homme n’en peut plus. Il pousse plus ou moins la jeune femme sur le parvis et appelle un fiacre :
“- Ah ! Léon !… Vraiment… Je ne sais pas… Si je dois !…
Elle minaudait, puis d’un air sérieux :
- C’est très inconvenant, savez-vous ?
- En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris !
Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.“
Poussée par Léon dans la voiture enfin arrivée, voilà l’attelage qui traverse la ville en tous sens, à vive allure. À chaque fois que le cocher tente un arrêt, un cri du fond de la voiture lui assène de continuer. Avec un certain humour, Gustave Flaubert décrit l’itinéraire incongru de l’attelage. “Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.“ Nul besoin d’un dessin pour comprendre ce qui remue ainsi la voiture et la pousse en avant. Si le cocher ne comprend pas, le lecteur a bien saisi la grivoiserie de la scène. D’ailleurs, lors de la sortie du roman sous forme de feuilletons, l’ami de Gustave Flaubert, Maxime Du Camp, avait préféré ne pas faire paraître ce passage, jugé par trop immoral ! La nudité des deux amants est même évoquée par le passage d’une main : “Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort (…), une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune (…).“ C’est à se demander si James Cameron s’est fait l’écho de Gustave Flaubert lors de la scène d’amour en voiture de Rose et Jack sur le Titanic, la main de Rose sur la vitre embuée pouvant même être une subtile réincarnation de la main dégantée de l’héroïne flaubertienne.
INCARNATION DE L'AMANT
Tout au long du roman, le cheval se fait également incarnation de l’amant ou du mari, c’est selon. Bref, aux yeux du lecteur, les chevaux peuvent apparaître, comme aux yeux d’Emma, tantôt mous et peu séducteurs, tantôt virils et enivrants.10 Gustave Flaubert ne nous met-il pas sur la voie dès le début du roman quand il décrit le pas mal assuré du cheval de Charles lorsque celui-ci se rend en urgence, appelé comme médecin, au domicile de sa future épouse et qu’il la découvre pour la première fois ? “Encore endormi par la chaleur du sommeil, il se laissait bercer au trot pacifique de sa bête. (…) Le cheval glissait sur l’herbe mouillée ; Charles se baissait pour passer sous les branches. (…) Quand il entra dans les Bertaux, son cheval eut peur et fit un grand écart.“ Si le cheval se fait incarnation de l’homme, force est de constater que l’animal n’est ici pas très séduisant. Le pied peu sûr, peureux, avançant “au trot pacifique“. Plus loin, alors qu’ils sont jeunes mariés, Charles est de nouveau présenté à cheval “sur une vieille jument blanche“. On est bien loin de l’image fracassante et enthousiasmante d’un cavalier monté sur un beau destrier fougueux et plein de promesses. Déjà les autres hommes rencontrés au hasard de dîners semblent à Emma plus intéressants que son époux, à l’image de leurs chevaux. Ainsi, en rentrant d’une invitation, “tout à coup, des cavaliers passèrent en riant, avec des cigares à la bouche. Emma crut reconnaître le vicomte ; elle se détourna, et n’aperçut à l’horizon que le mouvement des têtes s’abaissant et montant, selon la cadence inégale du trot ou du galop.“ Enfin, l’art et le souci du détail de Gustave Flaubert sont poussés à leur paroxysme quand, quelques chapitres plus tard, Rodolphe, le futur amant d’Emma, se présente pour venir chercher la jeune femme et l’emmène en promenade à cheval, sous l’aval de son époux. Cette fois, les chevaux - comme le cavalier - apparaissent sous de bien meilleurs atours que le pauvre Charles. “Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître. L’un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.“
Gustave Flaubert a donc bien usé du cheval, non comme simple compagnon et véhicule de l’homme, mais comme métaphore de la fuite amoureuse, l’incarnation du désir et de l’amant. Animal érotique par excellence sous la plume de l’auteur, il poursuit sa course dans les rêves de son héroïne, l’entraînant loin de son quotidien et de son peu séduisant mari. “Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler (…).“ Ultime scène évoquée ici, qui rappelle alors la toile du peintre Alfred de Dreux, “La course au baiser“, datant de 1840.
Cet article est paru dans le dernier numéro du magazine GRANDPRIX, toujours disponible en kiosques.