RÉTRO RIO 2016: Le vilain chat noir qui renfermait le Graal
Il y a quatre ans, les yeux de la planète équestre étaient rivés vers le Brésil où se jouaient les Jeux olympiques. Pour fêter ces quatre ans et se consoler du report des JO de Tokyo à l'année prochaine, GRANDPRIX vous propose de vous replonger dans Rio 2016 pendant une semaine. // Le 17 août 2016 à Rio de Janeiro, l’équipe de France de saut d’obstacles a été sacrée championne olympique, quarante ans après l’exploit de Marcel Rozier, Marc Roguet, Hubert Parot et Michel Roche à Montréal. Portés par Philippe Guerdat et tout le staff fédéral, mais aussi par l’exploit de leurs homologues du concours complet, Philippe Rozier, Kevin Staut, Roger-Yves Bost et Pénélope Leprevost ont bravé vents et marées pour décrocher le plus précieux métal après une semaine riche en cruels rebondissements. Retour sur cette épopée historique.
“Alors, avez-vous retrouvé le chat noir?”, lance Sophie Dubourg, un petit sourire aux lèvres cachant un légitime abattement, aux journalistes français venus recueillir les impressions du staff après la première qualificative de saut d’obstacles, le 14 août. Ces mots prononcés sur le ton de la plaisanterie par la directrice technique nationale de la Fédération française d’équitation sonnent comme un cri du cœur. Depuis une petite semaine, le sort semble s’acharner sur l’équipe de France de jumping, arrivée dans les écuries du complexe équestre de Deodoro dans le costume de favorite, alors que celle de concours complet vit les plus beaux JO de son histoire.
Le mardi 9 août, alors que chevaux et cavaliers semblent prêts à en découdre, parfaitement installés à Deodoro et au village olympique, les sourires des athlètes et de l’encadrement apparaissent quelque peu crispés lors la conférence de presse de présentation organisée au Club France, dans les magnifiques structures équestres de la Sociedade Hípica Brasileira. Et pour cause, ils se préparent à concourir sans Hermès Ryan des Hayettes, le crack de Simon Delestre, médaillé de bronze des championnats d’Europe d’Aix-la-Chapelle. Le matin même aux écuries, Marine Pujo, groom de l’alezan, retrouve son protégé sur trois membres. Boiteux, le petit génie ne peut plus poser son postérieur gauche par terre. Stupeur. Jérôme Thévenot, fidèle et consciencieux vétérinaire attitré de l’équipe et du cavalier, est directement alerté. Grâce aux premiers soins prodigués, Ryan va déjà beaucoup mieux à midi. “Ce n’est pas une blessure, juste un faux mouvement dans son box”, assure la DTN. “Ryan passera une batterie de tests demain. Nous prendrons jeudi matin la décision de le faire partir ou pas (la première visite vétérinaire étant programmée le vendredi matin, ndlr). Si jamais Ryan n’est pas en pleine forme, nous ne prendrons aucun risque pour sa santé”, conclut-elle. Dès le lendemain, la nouvelle tombe, implacable: Ryan est forfait. Un coup dur pour l’équipe de France, qui perd là l’un de ses deux piliers, mais aussi pour Simon Delestre. Le Lorrain espérait tant décrocher l’or par équipes, mais aussi en individuel. Le numéro deux mondial avait si sérieusement préparé son crack pendant toute une saison, ciblant ses six concours de préparation, qu’il avait parfaitement courus, sans prendre de risques démesurés. Sans oublier qu’il avait laissé à la maison l’excellent Qlassic Bois Margot et qu’il abordait ces JO avec un esprit revanchard, quatre ans après la rupture de l’ardillon de sa rêne en pleine finale par équipes des Jeux de Londres.
Après Ryan, Flora…
Après une réunion de crise avec ses coéquipiers, dévasté, le cavalier décide de rentrer en France, estimant qu’il ne pourra plus rien apporter de positif à la France à Rio. Philippe Guerdat le raccompagne au village olympique puis jusqu’à l’aéroport, profondément atteint par sa détresse. “J’ai rarement vu un cavalier dans cet état pour des raisons sportives, si ce n’est mon fils (Steve Guerdat, ndlr) quand son injuste histoire de dopage lui est tombée sur la tête l’an passé. De fait, j’avais l’impression de raccompagner mon fils à l’aéroport. Il n’y a pas de mots pour qualifier cette douleur qui le rongeait.”
Philippe Rozier, réserviste, endosse alors le rôle de titulaire. Associé à Rahotep de Toscane, il devra assumer la lourde tâche de remplacer l’un des deux leaders tricolores. L’équipe de France n’a pas fini de manger son pain noir. Trois jours plus tard, Pénélope Leprevost publie une alerte sur son compte Facebook. La veille au soir, Flora de Mariposa a montré des signes cliniques d’un début de coliques. Elle ne prendra pas part au warm-up programmé le matin même à Deodoro. Le staff décidera le lendemain, juste avant la première qualificative, si le duo pourra se produire aux JO. La France risque alors de perdre son second pilier et de se retrouver à trois cavaliers… Le lendemain matin, ouf de soulagement. La fille de For Pleasure, parfaitement remise de ce pépin, sautera bien l’épreuve d’ouverture. Mais la nuit a été très longue et les traits sont tirés. Pénélope Leprevost et Kevin Staut, allongés sur des matelas en mousse et emmitouflés dans des couvertures pour chevaux, ont veillé toute la nuit aux côtés de l’alezane à la clinique. Éternel insomniaque, Philippe Guerdat, lui, faisait les cent pas quelques mètres plus loin…
Le coup d’envoi de cette première épreuve est donné à 10h. Pour rappel, les points de pénalité ne comptent que pour l’individuel, déterminant également l’ordre de départ des nations dans l’épreuve par équipes. Philippe Rozier lance formidablement l’aventure en déroulant un superbe sans-faute sur un Rahotep bondissant. Le cavalier de Bois-le-Roi, titulaire en 1984 à Los Angeles et 2000 à Sydney, mais aussi réserviste en 1988 à Séoul et 1996 à Atlanta, fond en larmes à sa sortie de piste, ému de cette si belle entrée en matière, lui qui a dû attendre treize longues années avant de ressortir sa veste bleue du placard, un mois plus tôt à l’occasion de la Coupe des nations d’Aix-la-Chapelle. Après un début de tendinite, son crack avait dû rester au repos durant cinq mois cet hiver. C’est dire s’il revient de loin. Quelques minutes plus tard, Kevin Staut et Rêveur de Hurtebise*HDC écopent d’une petite faute sur le second plan de l’oxer final de l’épreuve, laissant tout de même une très belle impression sur la piste. Roger-Yves Bost, lui, boucle un excellent sans-faute sur Sydney Une Prince. Les Bleus sont en forme. Pénélope Leprevost et Flora semblent idéalement parties après un début de tour fabuleux, ne laissant transparaître aucun signe de fatigue après ce début de coliques. Un coup de théâtre se produit pourtant à la réception du massif oxer numéro neuf. Après un énorme saut, la jument trébuche tandis que son amazone perd l’équilibre et se retrouve à terre. Ses ambitions individuelles s’envolent dans le ciel de Deodoro. Terrible gifle pour la Normande. “Les coups du sort s’enchaînent, je ne me l’explique pas…”, confie-t-elle en sortie de piste. C’est cet ultime coup du sort qui provoquera la sortie bien sentie de Sophie Dubourg sur le maudit chat noir. Heureusement, rien n’est perdu pour l’équipe de France, qui pourra bien repartir à quatre le surlendemain. L’heure est donc à la remobilisation des troupes. “Dans ces grands championnats, il y a toujours des déconvenues. Là, c’est vrai que nous les accumulons… Toutefois, nous devons essayer de positiver en nous disant que la chance va bien finir par tourner de notre côté!”, martèle un Philippe Guerdat combatif.
Les mouches changent d’âne
Le Jurassien voit juste. Le sombre félin s’abat progressivement sur d’autres équipes. Quelques heures avant le départ de cette première épreuve, Marcus Ehning a déjà dû déclarer forfait, Cornado NRW s’étant légèrement blessé au warm-up. L’heure n’est cependant pas si grave pour la Mannschaft, qui peut compter sur des réservistes de luxe, Meredith Michaels-Beerbaum et Fibonacci 17. Gros coup de massue en revanche pour les Néerlandais, champions du monde et d’Europe en titre, et médaillés d’argent aux JO de Londres. VDL Zirocco Blue (ex Quamikase des Forêts), l’étalon de Jur Vrieling, s’arrête à deux reprises: devant le milieu du triple placé en numéro quatre puis devant l’entrée du double en numéro onze. Déjà hors course en individuel, le cavalier se voit disqualifié pour usage excessif de sa cravache. Il pourra tout de même prendre part à l’épreuve par équipes… Espérant jouer les trouble-fête, de son côté, l’armada ukrainienne perd deux cartouches en individuel avec les éliminations de Ferenc Szentirmai et Cassio Rivetti, associés à Chadino et Fine Fleur du Marais. Après une journée de repos, le coup d’envoi de l’épreuve par équipes est donné. Confirmés au poste d’ouvreurs, Philippe Rozier et Rahotep de Toscane, déterminés comme jamais, se voient pénalisés de quatre points sur une rivière très fautive de 4,30m. Pour autant, le gris se montre très à l’aise. Kevin Staut, lui, assure un sublime sans-faute aux rênes d’un Rêveur concentré, frais et semblant mesurer l’enjeu de cette compétition. Roger-Yves Bost et l’exceptionnelle Sydney sortent de piste avec un point de temps, provoquant un coup de colère de Philippe Guerdat sur le kiss and cry, tandis que Pénélope Leprevost et Flora de Mariposa bouclent un tour absolument parfait. La Normande est soulagée. “Je ne savais plus où était ma place, et si je servais à quelque chose ou pas… Maintenant, avec mon sans-faute, je sers un petit peu!”, confie-t-elle, quittant quelques minutes sa carapace. Cinquièmes avec un point, les Tricolores se couchent tôt et se lèvent de bonne heure et de bonne humeur pour la finale par équipes. À mi-course, un quatuor formé par le Brésil, l’Allemagne, les États-Unis et les Pays-Bas mène la danse. Toutefois, Auriverdes et Oranje devront terminer la compétition à trois après la disqualification de Stephan de Freitas Barcha pour des traces de sang découvertes sur les flancs de Land Peter do Feroleto et la nouvelle élimination de Jur Vrieling. Pour figurer sur le podium le lendemain, la France devra enchaîner les sans-faute et compter sur les défaillances de ses rivaux. Le matin même, le chat noir a choisi de frapper les ÉtatsUnis, Beezie Madden se voyant contrainte de déclarer forfait en raison d’une blessure de Cortes C survenue la veille. Philippe Rozier ouvre idéalement la voie. N’effleurant aucune barre, Rahotep répond présent, piloté par un cavalier solide comme un roc, le couple écopant tout de même d’un point de temps. “Rahotep est encore meilleur que ce que je pensais!”, s’exclame t-il. “J’ai toujours cru en lui, mais là… Ça fait longtemps que la France n’a pas gagné une grande Coupe des nations. Maintenant, je sais pourquoi. Elle avait juste besoin d’un bon ouvreur! Je suis fier d’avoir rempli ma mission!”
Après quelques conseils échangés au paddock, Kevin Staut signe un second sans-faute magistral avec un Rêveur aussi excellent que la veille, faisant taire tous ceux qui avaient émis des doutes sur sa sélection. Le poing levé, le Normand, presque toujours au rendez-vous dans les moments cruciaux, peut enfin extérioriser sa joie. “Je n’ai pas réussi beaucoup de sans-faute en Coupe des nations cette saison (un seul dans la première manche à Rome, pour cinq tours à quatre points à La Baule, Rome et Rotterdam, ndlr), alors que c’est ce qui me tient le plus à cœur. Je suis heureux de les avoir offerts à la France ici”, glisse-t-il. Tandis que les «Vestes bleues» tiennent le choc, ses adversaires s’écroulent. Les Pays-Bas voient ainsi leur score vierge de la veille s’alourdir de douze points de Harrie Smolders et Emerald, un de Maikel van der Vleuten et VDL Groep Verdi TN et cinq de Jeroen Dubbeldam et SFN Zenith. Ils termineront septièmes. Après l’impensable point de temps lâché en route par Kent Farrington et la fusée Voyeur, les États-Unis perdent l’or lorsque Lucy Davis renverse le vertical placé au milieu du triple avec Barron. Un sansfaute de McLain Ward et HH Azur Garden’s Horses leur offrira finalement l’argent. L’Allemagne aussi prend l’eau, Christian Ahlmann, Meredith Michaels-Beerbaum et Daniel Deusser fautant une fois chacun avec Taloubet Z, Fibonacci et First Class van Eeckelghem. Il lui faudra compter sur la maestria de Ludger Beerbaum, sans faute avec Casello, pour arracher un barrage finalement remporté par la Mannschaft face au Canada. Le Brésil, lui, n’aura pas cette chance, Eduardo Menezes, Doda de Miranda et Pedro Veniss concédant quatre, quatre puis cinq points sur Quintol, AD Cornetto K et Quabri de l’Isle.
L’heure est cruciale pour la France, qui peut être sacrée dès la troisième rotation de cavaliers si Bosty ne concède pas plus d’un point. Pris dans le feu de l’action, le Barbizonnais ne le sait même pas quand il entre en piste. Aux rênes d’une Sydney définitivement flamboyante, le champion d’Europe 2013 joue sa partition au millimètre près malgré une frayeur sur le premier obstacle du parcours. La ligne d’arrivée est franchie au-delà du temps imparti, mais toutes les barres sont restées sur leurs taquets. Sans même faire partir Pénélope Leprevost, la France est sacrée championne olympique. Le héros sort de piste le sourire aux lèvres, caresse sa jument et lève le poing, sous les hurlements des supporters français. Kevin Staut saute en l’air puis enlace Sophie Dubourg, Philippe Rozier pleure de bonheur, et Philippe Guerdat est fou de joie, tout comme les soigneurs et propriétaires des quatre chevaux. “À la fin de mon parcours, je ne savais même pas que nous avions gagné l’or!”, sourit Roger-Yves Bost. “Je n’avais pas calculé, j’ai préféré monter tranquillement. En sortie de piste, j’allais leur demander si nous avions gagné une médaille, mais quand je les ai tous vus en pleurs, j’ai compris! C’est incroyable. Jamais je ne pensais que nous deviendrions champions olympiques, c’était un rêve. Je n’en reviens pas!” Quarante ans après l’exploit de Marc Roguet, Marcel Rozier et des regrettés Hubert Parot et Michel Roche, les Bleus se hissent à nouveau au sommet de l’Olympe! Le Marocain Abdelkebir Ouaddar ayant été sorti la veille avec Quickly de Kreisker, Marcel a pu suivre les exploits de ses successeurs, dont son fils. Quelle histoire! Cheville ouvrière de cette équipe, Philippe Guerdat peut être fier, et amplement salué, ne serait-ce que pour son abnégation. Après trois ans et demi de travail et bien des déconvenues, désillusions et frictions en tout genre, cet entraîneur chevronné a lui aussi atteint le Graal après lequel il a couru toute sa carrière. “Nous avons ressenti des états d’âme indescriptibles et des choses qui ne s’expliquent pas, très intenses”, confie-t-il avec une émotion authentique empreinte d’une sincère pudeur. “Là, j’ai surtout une pensée émue pour Simon Delestre, et c’est normal. C’est terrible pour lui, tout le monde peut le comprendre. Il devait être notre leader, et maintenant, les honneurs vont être réservés aux quatre qui ont monté ici. Il est évidemment heureux pour l’équipe, car c’est un superbe coéquipier, mais sa réaction était humaine. Il faut se mettre à sa place. Je suis sûr qu’il va se relever”, déclare-t-il la voix tremblante, ses lunettes de soleil cachant ses larmes. Cette médaille d’or récompense la combativité et le courage des cavaliers, chevaux grooms, propriétaires, entraîneurs, coaches privés, vétérinaires, et de tout le staff fédéral. Quatre jours plus tôt, le Graal semblait inaccessible. Il suffisait “juste” de retrouver ce satané matou! Ironie de l’histoire, chaque 17 août, on célèbre justement la journée internationale du chat noir…