Pour Jean-Luc Force, tout a commencé avec Lugarde, un cheval au destin hors du commun
Qu'ils collectionnent les honneurs ou multiplient les victoires, chaque champion garde en tête le souvenir d'un cheval qui, à défaut d'avoir marqué leur carrière avec un titre ou les esprits, a joué un rôle dans leur chemin vers le succès. Le mois dernier, Marie-Christine Duroy de Laurière revenait sur ses débuts à haut niveau accompagnée d'Harley, un crack dont se souviennent encore quelques aficionados de concours complet. Cette semaine, Jean-Luc Force, un autre grand nom de la discipline en France, ancien écuyer du Cadre Noir de Saumur ayant notamment marqué les esprits par son association avec le talentueux Crocus Jacob, s'est replongé dans le souvenir de ses débuts avec Lugarde, un cheval moins connu du public, mais qui laisse, lui aussi, une trace indélébile dans la mémoire de son cavalier.
Quel cheval a marqué le début de votre carrière?
Lorsque j’ai eu dix-huit, ans, j’ai suivi une formation pour devenir instituteur. À l’époque, j’étais cavalier amateur dans un centre équestre et comme je montais à cheval depuis longtemps, j’ai eu envie d’avoir mon propre cheval. Avec mon premier salaire, ou presque, j’ai acheté à la fois un cheval, un van et une voiture, le tout pour une bouchée de pain! J’ai dû payer le cheval cinq mille francs, ce qui correspondrait aujourd’hui à environ mille euros. C’était un Pur-Sang, issu d’un père Irlandais, assez grand et avec du cadre. Je l’avais découvert, seul dans un pré, dans le petit village de Lugarde, dans le Cantal et il s’appelait d’ailleurs Lugarde, lui aussi. Il était très maigre, en mauvais état, à peine débourré car il n’avait que trois ans et je pense qu’il était malheureux. Je l’ai emmené avec moi et je l’ai éduqué jusqu’à pouvoir commencer à sortir en compétition avec lui. À l’époque, j’étais un amateur éclairé qui devenait progressivement professionnel à travers l’enseignement et ce cheval est le premier que j’ai réellement formé moi-même, en passant par des épreuves Amateurs et Jeunes Chevaux.
Quelle a été votre évolution avec ce cheval?
J’ai passé le monitorat, puis la formation d’instructeur à Saumur où Lugarde m’a accompagné. Il avait alors cinq ans. Là-bas, j’ai été épaulé par les enseignants de l’École nationale pour le former et nous avons suivi le cycle Jeunes Chevaux. J’ai pu continuer à le faire évoluer et il a progressivement pris de l’expérience. Je suis parti de Saumur avec mon diplôme en poche et nous sommes peu à peu montés dans les niveaux d’épreuves. Deux ans plus tard, on m’a proposé un poste à Saumur, alors j’y suis retourné, toujours avec Lugarde. Une fois au Cadre Noir, nous avons participé à notre premier concours international au Lion d’Angers. Ce cheval a été mon maître d’école, nous nous sommes construits ensemble.
Un jour, mon épouse et moi avons voulu acheter une maison. N’ayant pas suffisamment d’argent, je n’ai pas eu d’autre choix que de vendre Lugarde. Par chance, l’Écuyer en chef du Cadre Noir l’avait repéré et c’est l’École nationale d’équitation qui l’a racheté, puis me l’a confié pour que je continue sa carrière! J’ai donc pu acheter ma maison et il est resté dans mes boxs pendant un petit bout de temps. Lorsqu’il est arrivé au bout de ce qu’il était capable de faire, il est devenu cheval d’école et je l’ai surveillé jusqu’à sa retraite.
Quels étaient ses forces et ses faiblesses?
Il était plutôt bien profilé pour le complet et avait de nombreuses qualités, mais ce n’était pas un très grand sauteur. Disons qu’il avait les genoux toujours un peu lents lors de ses sauts… Il était toutefois très gentil, calme et assez conciliant. Je pense qu’il m’a donné une certaine sérénité dans le travail des chevaux sur le plat, mais il n’était pas très rapide à l’obstacle et je pense qu’il ne m’a pas aidé à développer une technique très moderne car il fallait beaucoup l’aider pour qu’il saute correctement. À un moment donné, j’ai senti que les épreuves devenaient un peu trop difficiles pour lui parce qu’elles exigeaient de plus en plus de qualité de saut et d’habileté, c’est pourquoi j’ai préféré lui laisser la possibilité de continuer sa carrière en tant que cheval d’école. Il a fallut que je croise la route d’autres chevaux, plus tard, pour qu’ils m’aident à mieux appréhender l’épreuve de saut d’obstacles. Sur le cross, il était assez franc, endurant et assez rapide. Il m’a permis de faire mes armes. L’ironie de l’histoire, c’est qu’aujourd’hui, ce cheval ne retiendrait pas du tout mon attention, mais à l’époque, il a été un coup de cœur. J’étais jeune et son côté un peu marginal m’a séduit. C’est ce qui m’a donné envie d’essayer de partager un bout de route ensemble, et celle-ci a été longue.
Pensez-vous que ce cheval aurait eu sa place parmi les autres s’il avait évolué au même niveau aujourd’hui?
La politique d’élevage a beaucoup évolué et on a pris conscience de l'importance d’un certain nombre d’aptitude dont on a besoin pour faire du sport. Nous avons aussi développé notre capacité à diagnostiquer les compétences et le potentiel d’un cheval, ce qui fait qu’il est désormais très rare de trouver un cheval isolé dans un pré capable de concourir à haut niveau, bien qu’il n’y ait pas de règles… De nos jours, les professionnels essayent de former leurs chevaux très tôt quand ils le peuvent, car les cavaliers de haut niveau savent qu’il est important de pouvoir inculquer aux chevaux les bases qui nous correspondent et sur lesquelles ils vont construire la performance. Je pense notamment à Karim Laghouag, qui aime bien monter des chevaux qu’il a accueilli assez jeunes. Beaucoup de cavaliers sont comme cela. Il est toutefois difficile, lorsque l’on a des ambitions de haut niveau avec un jeune cheval, de faire des prédictions sur le long terme. Parfois, on est aussi content de croiser la route d’un cheval qui a déjà été éduqué et avec lequel on peut poursuivre l’entraînement. C’est notamment le cas de nombreux jeunes cavaliers. Je pense également que tous les chevaux ne rencontrent pas le cavalier qui leur permet de révéler leur véritable potentiel. Avec le fonctionnement du sport de nos jours, on est souvent obligé de “faire vite” et cela ne permet pas forcément aux chevaux de finir de se construire dans les meilleures conditions. Il est difficile d’arriver à tout allier, à la fois pour des raisons économiques et relationnelles avec des propriétaires ou des éleveurs qui ont besoin de résultats. C’est ce qui fait que l’on va parfois un peu vite en besogne avec des chevaux qui auraient peut-être besoin de plus de temps. L’équilibre est difficile à trouver.
Qu’est-il devenu?
Quand Lugarde a été mis à la retraite, je l’ai confié à une amie qui avait un centre équestre. Un jour, cette amie m’a appelé, très triste, pour me dire que mon cheval était décédé. Il a eu une bonne vie, parti de son pré de campagne où il était seul, puis passé par Saumur pour finalement évoluer en compétition internationale, du niveau CCI 1* de l’époque, ce qui correspond à peu près à un niveau CCI 2* d’aujourd’hui. Je l’ai suivi du début jusqu’à la fin.