La “Tête de cheval blanc”, un autoportrait équin
Au deuxième étage du musée du Louvre, aile Sully, dans la salle 941, une “Tête de cheval blanc” attend le visiteur. Sortie des profondeurs de la toile, elle regarde le spectateur. Ce portrait équin, réalisé par le peintre et sculpteur romantique Théodore Géricault, est unique en son genre. Comme une apparition dans la noirceur d’un box, elle est là: droite, fière, pleinement présente.
On dirait qu’il pose. Face au peintre. Comme un modèle. Comme un être humain. Jamais un cheval n’avait jusqu’alors été traité ainsi du point de vue pictural. La tête, fière, altière, révèle des naseaux dilatés, des oreilles petites et dressées pointant sur le dessus du crâne. La crinière, lisse, semble avoir été soigneusement peignée pour l’occasion. Une mèche du toupet (gracieusement scindé en deux) repose délicatement sur l’œil gauche. Et c’est alors le regard qui frappe. L’éclat dans l’œil n’est pas celui de l’envie, ni de la passion de la liberté. Ce n’est pas l’œil qui brille du cheval fougueux impatient de sortir de l’écurie et de se défouler. Ni même celui de l’entier excité par la jument comptant fleurette dans la cour du haras… Ici, le peintre a empreint le cheval d’un regard interrogateur, presque anxieux… soucieux de sa condition… qui semble refléter l’âme intranquille du modèle. Un regard plus humain qu’équin. Tout comme cet angle adopté par le peintre. Ce n’est pas la peinture d’un cheval debout vu de face, ni même une simple et belle tête sortant de son box que l’on admire là.
C’est véritablement un portrait à la mode “humaine”. Le cheval est orienté de trois-quarts, presque face au peintre. Si l’on agrandissait le cadre et que l’on pouvait observer le corps de l’animal, on s’attendrait à le voir assis, les antérieurs croisés sur son ventre, comme un être humain se tiendrait. Et ce qui donne cette impression n’est pas l’imagination féconde et débordante des spectateurs, mais bien la manière dont a été représentée cette tête. Ses épaules semblent en effet porter le cou et la tête de l’animal comme ceux des humains, dans un même prolongement vertical. En cela, la “Tête de cheval blanc” de Théodore Géricault, peinte en 1815, est non seulement unique en son genre, mais invite à quelque interprétation. “Géricault avait le génie du cheval, il l’a fait vivre et marcher mieux que tout autre peintre avant lui”,1 assurait ainsi le peintre et sculpteur Antoine Étex (1808-1888).
Anatomie parfaite
Qu’on ne s’y trompe pas, l’artiste savait sans aucun doute ce qu’il faisait en présentant son cheval ainsi. En effet, Théodore Géricault est passé maître dans l’art de représenter les chevaux, qu’ils soient de course ou de labour. Depuis sa plus tendre enfance, il les côtoie et les monte, avant d’apprendre à les disséquer et à connaître leurs moindres détails anatomiques. C’est notamment dans l’atelier de l’artiste peintre Carle Vernet (1758-1836) que Théodore Géricault a commencé son initiation picturale au cheval, avant de se nourrir d’une immense reconnaissance pour les œuvres d’Antoine-Jean Gros (1771-1835). Le peintre Eugène Delacroix (1798-1863), qui vouait une admiration sans bornes à son aîné, n’était pas avare de compliments. Ainsi peut-on lire dans son Journal: “Géricault aussi avait l’admiration de Gros. Il n’en parlait qu’avec enthousiasme et respect. Il lui était beaucoup redevable dans son talent, quoique leurs deux talents fussent dissemblables. C’est surtout dans la représentation des chevaux que Gros a été son maître. Géricault a mieux rendu la force dans les chevaux, mais il n’a jamais su faire un cheval arabe comme Gros. Le mouvement, l’âme, l’œil du cheval, sa robe, le brillant de ses reflets, voilà ce qu’il a rendu comme personne.”2 Ainsi, la robe que l’on devine gris pommelé de ce cheval est riche d’une variation de reflets et de nuances. On remarque ainsi le bout du nez rose et la finesse des poils du chanfrein, laissant voir un peu de rose également. Au-dessus des yeux et sur la longueur du chanfrein se dessine une liste plus claire que le reste de la tête. Ainsi, les joues et l’encolure se parent d’un gris plus foncé, mais la peau, fine, laisse voir les reliefs des veines et des courbes osseuses. Si l’œil gauche reste dans la pénombre, le droit – d’une chaude couleur ambrée – rappelle la teinte du fond de la toile, tirant sur un rouge velours. Un portrait en clair-obscur, nimbant de mystère cette apparition immaculée.
Quant à savoir de quelle race est l’animal, la petitesse des oreilles, la finesse de la peau et l’intensité du regard sont autant d’arguments pour penser à une race sanguine. Pur-sang Arabe, Barbe ou Pur-sang Anglais ? Cette fois, c’est la robe qui ferait davantage pencher vers les deux premiers choix, bien que l’animal ne semble pas présenter le chanfrein particulièrement concave des Pur-sang Arabes. Pour autant, les chevaux arabes largement représentés à l’époque n’avaient pas grand-chose à voir avec les Pur-sang Arabes de concours d’aujourd’hui. Plus robustes et massifs, ils n’avaient rien du physique apparemment frêle et pourtant ô combien résistant des étalons actuels. La “Tête de cheval blanc” peut alors rappeler la précédente toile du peintre, “Cheval arabe blanc-gris” (1812), visible aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Rouen. Considérée comme une étude, cette toile représente un cheval dans son écurie. Spécialiste de Théodore Géricault, Germain Bazin, historien de l’art français et conservateur de musée, affirme ainsi que: “Ce sera l’apport de Géricault de peindre le cheval vrai et non plus seulement l’animal snob de Stubbs ou de Carle Vernet, ou la bête épique de Gros. Là comme ailleurs, le jeune artiste fera œuvre de réaliste; amateur, plus que de raison, du sport équestre qui le conduira à trépas, c’est dans l’écurie qu’il plantera son chevalet. Il cherchera moins à représenter le cheval en pleine action comme Carle, son maître, qu’à faire un portrait véridique et, pour cela, il ira le voir dans sa stalle.”3
Âme mise à nue
La “Tête de cheval blanc” représente-t-elle alors le même cheval vu sous un autre angle? Il semblerait que non. D’après les biographies et autres études réalisées sur le peintre, force est de constater qu’un élément revient toujours concernant cette toile: l’absence effective de modèle… En effet, le tableau aurait eu la particularité d’être réalisé “sans confrontation avec un cheval vivant”, à partir d’une gravure peu connue de Carle Vernet4. De plus, certains tendent à appuyer l’hypothèse selon laquelle cette tête serait en fait un autoportrait du peintre5. Ainsi, Andrée Chedid (1920-2011) considère que: “L’âme de Géricault hante l’œil droit de ce cheval et son regard lointain; ce regard planté dans l’ailleurs, dans l’absence, dans la mort prochaine.”6 L’écrivain et critique d’art Théophile Gauthier (1811-1878) affirmera de son côté que le cheval permet au jeune artiste d’exprimer “les plus hautes aspirations de l’esprit”.7 “Le cheval, dans l’art de Géricault, c’est aussi et surtout l’âme de l’homme, ses instincts, sa douceur, sa violence, ses pulsions sexuelles et mortifères”, écrit quant à lui Bruno Chenique, docteur en histoire de l’art.8 Cette vision de l’animal et le parti pris du peintre pour le portrait d’une tête de cheval blanc pourrait alors faire écho à la fameuse tête de cheval fantôme dans “Le Cauchemar” de Johann Heinrich Füssli (1741-1825), réalisé en 1781. Mais c’est bien de Théodore Géricault lui-même dont il semble question à travers ce portrait. “Le cheval, nature si fière, si nerveuse… est à l’image de son maître: les extrêmes y cohabitent. Tendre mais avec des colères redoutables, docile mais parfois indomptable, intelligent mais parfois buté et rancunier, puissant, rapide mais si fragile.”9
Ce cheval serait donc un double du peintre, son compagnon de passions et d’infortunes. D’ivresse et de désillusion. Brillant et précoce artiste à la tête d’un grand patrimoine, le peintre aura vécu en brûlant la chandelle par les deux bouts. Désespéré par un amour impossible, il n’aura de cesse de tenter d’oublier le désenchantement du monde dans la fureur, l’ivresse, les passions vulgaires et les grandes galopades. Tantôt léthargique pendant des jours, il sera soudainement saisi d’une frénésie de vivre. Le cheval, médium vers l’ailleurs et l’oubli de soi par la vitesse et le danger, sera son meilleur ami. Et lui assènera un coup fatal. En août 1923, une mauvaise chute de cheval survenue à la barrière de Montmartre le clouera au lit. Là encore, plusieurs hypothèses expliquent plus ou moins clairement la mort du prodige. Si toutes s’accordent à donner comme point de départ cette fameuse et ultime chute de cheval, certaines tendent à affirmer que “les complications sont dues sans doute à une maladie vénérienne, fort redoutée à l’époque”, insistant sur le fait que Théodore Géricault n’était pas toujours difficile “sur la qualité de ses conquêtes”10… Antoine Étex, le sculpteur à l’origine du tombeau de Théodore Géricault, va encore plus loin. Pour lui, le peintre était aussi un peu cheval. “Géricault, c’est le cheval incarné (…), il semble que l’âme d’un cheval soit venue se loger dans le corps d’un homme. Tous ses chevaux sont si vivants dans sa peinture, et de vraies races chevalines ! Il y a une chose singulière; j’ai sculpté Géricault, j’ai étudié son type, si on regarde sa tête, son masque moulé sur nature après sa mort, on trouve qu’il y a quelque chose qui se rapproche un peu de l’anatomie de la tête du cheval: il n’a pas le nez, les pommettes d’un homme ordinaire.”11
L’homme et l’animal ne feraient donc plus qu’un. Cette “Tête de cheval blanc” montrerait l’âme du peintre sous les traits d’un cheval d’une beauté saisissante. Complices à la vie à la mort, l’homme et le cheval semblent avoir ici lié leur vie pour le meilleur et pour le pire. Aussi se sent-on un peu petit devant ce portrait. On ne le regarde plus comme un simple animal. Il est bien plus que cela, et son regard pèse lourd sur l’âme du spectateur. Alors qu’il admirait le tableau au musée du Louvre, le regretté Jean Rochefort (1930-2017) se serait tu, bouleversé: “Comment quitter ce seigneur sans lui faire une révérence?”12
1 – 11 Sixième leçon, Beaux-Arts: cours publics fait à l’Association polytechnique, Antoine Étex, 1861, p.133
2 Journal, Eugène Delacroix, éd. José Corti, 2009, p.1 470
3 www.mbarouen.fr
4 – 5 Anatole France inconnu, Édith Tendron, Cefal éd. 1995, p.123
6 Hommage à Andrée Chedid, Jean-Louis Gouraud, Cheval-Chevaux n°6, éd. Du Rocher, 2011
7 - 8 - 9 Les Chevaux de Géricault, Bruno Chénique, Bibliothèque de l’image, Paris, 2007, p.7
10 Dictionnaire des grands peintres, Larousse, 1983.
12 Le Louvre à cheval, Jean Rochefort et Edwart Vignot, éd. Place des Victoires / Louvre, 2011.
Sortir du cadre!
Dans Le cheval qui ne voulait plus être une œuvre d’art, Olivier Supiot donne vie à la fameuse “Tête de cheval blanc” de Théodore Géricault. Un mardi matin, alors que le Louvre est fermé aux visiteurs, cette tête de cheval blanc est bien décidée à sortir de son cadre, semant la panique dans les salles du musée, et invitant les protagonistes des autres toiles à la suivre. “Je veux me dégourdir les jambes!”, clame-t-elle haut et fort devant ses voisins d’encadrement. Une fable amusante et intéressante sur la place de l’art et l’importance des œuvres comme témoins de l’Histoire. Le cheval qui ne voulait plus être une œuvre d’art, Olivier Supiot, éd. Delcourt, 48 p.
Cet article est paru dans le magazine GRANDPRIX n°119 actuellement en kiosque.