Victorio des Frotards, un modeste charentais devenu grand (partie 2)
Nouveau partenaire de choc de Steve Guerdat, charismatique numéro un mondial, Victorio des Frotards n’en finit plus d’étonner. Vainqueur des quatre Grands Prix de niveau 5* qu’il a courus cette année, ce Selle Français, hissé au plus haut niveau par Raphaël Goehrs, a suivi un parcours 100 % made in France. Né en Charente, ce performer au talent indiscutable et à l’allure atypique, laquelle lui a valu quelques bouderies en début de carrière, fait désormais figure de prétendant à une sélection olympique.
RAPHAËL GOEHRS ET VICTORIO, UNE PROPULSION RÉCIPROQUE
La première partie de ce portrait est parue ici.
Le hongre arrive donc fin 2015 à Bazainville, dans les Yvelines, et intègre directement le piquet de chevaux de Raphaël Goehrs, cavalier du haras de Louravi, fondé par son père Éric dans les années 2000 et responsable de la section sport-études Eurojump. “Pendant nos vacances, nous sommes allés voir ce cheval avec Nicole, mon épouse, sur les conseils de Benjamin Ghelfi (cavalier normand, marchand de chevaux et président de l’agence Fences depuis cette année, ndlr)”, raconte Éric Goehrs. “J’ai été si séduit par son galop, son port de tête ainsi que son regard fier et doux à la fois, que j’ai demandé à Raphaël de sauter dans le premier avion.” “Quand je l’ai essayé, je n’ai pas été convaincu tout de suite…”, poursuit son fils, aujourd’hui âgé de trente-deux ans. “Au galop, il changeait constamment de pied, si bien que je n’avais même pas envie de sauter et de poursuivre l’essai. Benjamin m’a alors convaincu de tenter le coup, et dès les premiers sauts, je l’ai trouvé très intelligent, avec un geste des antérieurs impeccable et une bonne trajectoire. Il est clair qu’il avait un modèle très frêle. Je crois que tout le monde a cru que c’était un cheval fragile, donc personne ne l’avait entraîné comme un cheval de sport. De fait, j’ai effectué un vrai travail de fond avec lui et il a rapidement pris de la masse musculaire. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il a un physique très moderne : fin, très grand et agile. Honnêtement, j’ai toujours été convaincu de sa qualité, d’autant qu’il correspondait vraiment à mon équitation.”
Ce pressentiment est encore loin de faire l’unanimité. Fin 2016, Raphaël propose à Darragh Kenny, cavalier et marchand irlandais formé chez Eurojump, de monter Victorio dans un CSI Jeunes Chevaux à Kronenberg. “J’étais persuadé qu’il était exceptionnel, mais je voulais avoir un avis extérieur, d’autant que Darragh était déjà un très bon marchand”, relate le pilote. “Après ce concours, il m’a dit qu’il aimait bien le cheval, mais qu’il le jugeait physiquement inapte à sauter plus haut et pas assez consistant… J’aimerais bien connaître son avis maintenant!” (Rires) Le formant en CSI Jeunes Chevaux, puis 1* et 2*, le Francilien prend son temps. Après une année 2017 jalonnée de classements en Grands Prix 1* et 2*, le couple s’aguerrit en 2018 avec une huitième place dans un Grand Prix CSI 3* à Vilamoura, puis une troisième place dans le Grand Prix du CSI 2* de Paris, organisé en marge de la finale de la Coupe du monde, avant d’exploser fin juin lors du championnat de France Pro Élite. Sur le mythique Grand Parquet de Fontainebleau, la paire enchaîne les bonnes prestations et termine juste au pied du podium. “Je reste évidemment déçu car je n’étais pas passé loin… et que ma faute en finale était évitable”, raconte le pilote. “Je ne ressentais pas de pression particulière, j’ai simplement trop ouvert mon cheval à l’abord d’un double et je l’ai payé. Mais il n’y a rien à regretter. Victorio n’avait que neuf ans et une quatrième place était un très bon point de départ.”
Ce premier coup d’éclat est d’autant plus savoureux que le cavalier sortait d’une courte mais intense période de doute. “Je venais d’essuyer une contre-performance au CSI 4* de Bourg-en-Bresse (où il avait écopé de douze et huit points dans deux épreuves à 1,50m, sans parvenir à se qualifier pour le Grand Prix, ndlr), pour lequel j’avais en plus été refusé puis repêché à la dernière minute… J’ai traversé un mois de flottement, où j’ai beaucoup réfléchi sur le cheval, ses capacités, notre manière de travailler… Cela m’avait laissé peu de temps pour préparer le Master Pro, programmé un mois plus tard. Notre performance à Fontainebleau m’a vraiment ému car j’ai vu à quel point Victorio pouvait être compétitif, même dans le doute. Ce championnat a marqué un tournant dans ma carrière et dans ma façon de voir ce cheval.”
N’AURAIT-IL PAS DÛ RESTER EN FRANCE ?
Évoluant jusqu’alors essentiellement en CSI 2* et 3*, Raphaël accélère et le couple achève l’année 2018 avec 51 974 euros de gains. Il enchaîne une dixième place dans le Grand Prix CSI 2* de Chantilly, une troisième place dans le beau Grand Prix CSI 3* de Megève, une treizième place au CSI 3* de Mâcon, une huitième place au CSI 3* de Canteleu et une dixième au CSI 3* de Montpellier, avant de concéder deux fautes lors de son premier Grand Prix CSI 4*, à Rouen. Cette régularité aurait pu valoir au duo une sélection pour une Coupe des nations de Division 2 européenne, “mais pour être très franc, je me suis un peu planqué toute la saison extérieure”, avoue Raphaël. “Comme je ne sentais pas mon cheval prêt pour cela, je n’ai sollicité personne. À l’automne, j’ai sollicité des sélections pour les CSI 5*-W de Lyon et La Corogne ainsi que pour le Longines Masters de Paris, mais cela n’a pas abouti. Cela a coïncidé avec le départ de Philippe Guerdat (démis de ses fonctions en décembre 2019 et remplacé par Thierry Pomel, ndlr), qui m’avait assuré plusieurs fois qu’il était partant pour nous sélectionner dans un CSIO de Division 2. En 2019, nous avons enchaîné les sans-faute lors des CSI 3* de Vilamoura et Montpellier (terminant dixièmes, sixièmes, troisièmes et cinquièmes des Grands Prix, ndlr), donc je pensais que le moment était venu de franchir le pas. Je devais aller au CSIO 3* d’Uggerhalne en mai, le CSIO 5* de La Baule ne m’étant pas accessible, mais c’est tombé à l’eau (la Fédération française d’équitation avait sélectionné en individuel Tony Cadet et Walter Lapertot, ndlr)… Dès lors, j’ai compris que ce ne serait pas encore notre année.”
Compte tenu de ces déceptions et de l’intérêt grandissant pour son cheval, la famille Goehrs décide de mettre Victorio sur le marché. “Nous avons eu le sentiment que la poursuite de l’ascension du couple n’était pas dans les plans du staff fédéral”, regrette Éric Goehrs, le père de Raphaël et ancien copropriétaire du cheval. “Malgré ses performances, Victorio était jugé atypique et ne séduisait pas. Raphaël a ressenti une immense déception quand ces beaux concours lui sont passés sous le nez…”
Dès le 8 avril, ce dernier officialise le départ de son protégé dans les écuries de Steve Guerdat, qui l’acquiert avec les Suisses Kevin et Kay Melliger, les fils du regretté Willi, ainsi que l’Argentin Juan Ramos. “C’est avec beaucoup d’émotion que je vois Billy (surnom donné en référence au personnage de Billy Elliot dans le film éponyme, où un garçon décide, contre vents et marées, de quitter l’Angleterre des années 1980 pour réaliser son rêve de devenir danseur étoile, ndlr) quitter mes écuries, mais c’est avec une immense fierté que je le vois intégrer celles du numéro un mondial”, déclare alors le trentenaire. “Je lui souhaite tout le meilleur et je suis sûr que Steve pourra compter sur son respect, son intelligence et son courage pour le faire briller au plus haut niveau. La carrière d’un cheval est courte et Victorio mérite de passer le cap du grand sport. La concurrence en France est telle que je ne peux pas avoir accès aux plus beaux concours. Il est donc plus raisonnable de céder le cheval à un cavalier comme Steve, qui lui permettra d’exprimer tout son potentiel.”
EN ROUTE POUR TOKYO 2021 ?
En mai 2019, le nouveau duo apparaît pour la première fois en compétition à l’occasion du CSI 3* de Busto Arsizio, en Italie, où il ne renverse pas une barre en trois épreuves courues. S’ensuivent le CSIO 5* de Rome et la tournée estivale de Calgary, puis le CSIO 5* de Falsterbo, où le tandem participe à son premier Grand Prix à 1,60 m. Dans l’épreuve phare, le duo quitte la piste avec quatre fautes. Malgré plusieurs classements à 1,50m, les deux athlètes semblent avoir encore un peu de difficulté à bien se comprendre en piste. “Au début, Raphaël et moi avons été très inquiets que Steve n’obtienne pas les résultats escomptés avec Victorio”, réagit Éric Goehrs. “Nous ne voulions pas passer pour des voleurs ou des gens usant de méthodes peu recommandables. Nous souhaitions de tout cœur que Steve réussisse avec ce formidable cheval.”
De son côté, le champion olympique de Londres commence à douter du bien-fondé de son acquisition, d’autant que l’alezan est alors destiné à une revente à moyen terme. “Je voulais vraiment que ça marche entre nous, mais je n’arrivais pas à retrouver l’intelligence de la barre et la combativité qu’il avait avec son cavalier précédent. Il y a eu beaucoup de déception au début”, avoue-t-il. Finalement, à force de patience et de travail, le couple se forme et revient plus soudé fin 2019, se classent notamment neuvième d’une épreuve à 1,55m au CSI 5*-W de Vérone puis deuxième dans une épreuve similaire au CSI 5*-W de Stuttgart. L’explosion se produit début 2020. Dès le CSI 5*-W de Bâle, les deux compères frappent fort, s’adjugeant coup sur coup le Grand Prix secondaire puis le Grand Prix Coupe du monde. “Cette victoire est spéciale à bien des égards”, déclare le Jurassien en conférence de presse. “D’abord, je gagne à domicile, alors que ce concours ne m’avait jamais réussi. Ensuite, après sa première victoire, je n’étais pas sûr d’engager Victorio dans ce Grand Prix, mais il s’est finalement montré très frais et brillant dans ce barrage !”
Le mois suivant, le couple récidive en s’imposant dans l’étape de Coupe du monde de Bordeaux grâce à un merveilleux double sans-faute. “Ce concours m’a toujours fasciné”, se réjouit le Suisse. “Cette compétition a quelque chose de mythique pour moi qui ai regardé en boucle la vidéo de la victoire de Rodrigo (Pessoa, ndlr) et Baloubet (du Rouet, SF, Galoubet A x Starter, en 2004, ndlr), par exemple. J’ai toujours rêvé de gagner ce Grand Prix, mais depuis dix ans, la chance ne m’avait jamais souri et je repartais toujours déçu. Je suis très content de Victorio, avec lequel un vrai déclic s’est produit en début d’année, ce qui m’a ôté un poids. Désormais, il donne vraiment tout, se bat pour moi et prend du plaisir. Nous nous éclatons beaucoup plus ensemble ! J’ai eu bien raison de l’acheter, même s’il a fallu beaucoup de patience.” Cette performance fait évidemment le bonheur d’Éric Goehrs. “Je crois que Steve a fini par comprendre Victorio et le monter en lui laissant une grande liberté dans l’utilisation de sa puissance et de son galop. Victorio sera toujours atypique, mais c’est aussi ce qui fait sa force.” “Manquer une victoire de Victorio quasiment à domicile était un peu rageant !”, rit jaune Julien Potier, qui était d’astreinte aux écuries ce week-end-là et n’a pas pu se déplacer. “Je suis heureux car cela prouve que mon père avait raison de croire en lui depuis le début. C’est d’ailleurs pour cela qu’il l’a appelé Victorio! Ces succès sont une incroyable vitrine pour notre élevage, d’autant qu’il n’est pas monté par n’importe qui, mais aussi pour la Charente. Notre département n’est pas aussi prolifique que la Manche ou le Calvados en termes d’élevage - nous manquons un peu d’herbe verte ! -, même si l’élevage de Riverland (géré par Mickaël Varliaud, ndlr) est aussi une sacrée boutique qui produit d’excellents chevaux chaque année.”
Après une quatrième victoire d’affilée dans le tout premier Grand Prix CSI 5* organisé à Grimaud, devant un parterre d’autres cracks, début juillet dans le cadre de l’Hubside Jumping, Victorio des Frotards se taille peu à peu un costume de prétendant pour les Jeux olympiques de Tokyo. “Si je devais le monter à Tokyo, je serais motivé pour gagner. Il a bien gagné plusieurs Grands Prix CSI 5* consécutifs. Cependant, tout n’est pas faisable avec lui, tandis qu’avec Bianca oui, même s’il y a des choses plus compliquées à réaliser avec elle. Avec Victorio, il me faudrait de la chance, mais cela peut se provoquer et réussir. Il y aura des chevaux bien moins bons aux JO, mais Bianca et Vénard restent mes options une et deux”, a déclaré le multi-médaillé dans un excellent entretien croisé avec Martin Fuchs publié en juillet dans Le Cavalier Romand. Une fierté aussi pour Raphaël Goehrs. “Je suis heureux de ce que devient Victorio. Même si j’aurais pu aller un peu plus loin avec lui, et si j’aurais aimé avoir la chance de prouver moi-même qu’il était capable de gagner un Grand Prix CSI 5*, je n’ai pas de regret, surtout qu’il est monté par un cavalier de génie. Ce cheval représentera toujours une aventure particulière pour moi. C’est un petit garçon devenu grand grâce à une réelle complicité. C’était le roi de la famille, celui que j’allais voir en premier le matin. Nous avions noué une relation particulière, qui fait que nous ne nous utilisions pas l’un l’autre. De toute façon, c’est le genre de cheval qui envoie balader tous les systèmes et artifices. Finalement, nous nous donnions l’un pour l’autre, ce que j’espère bien retrouver avec un autre cheval.” Nul doute qu’il y parviendra.
Cet article est paru dans le dernier magazine GRANDPRIX, au mois de septembre.