“Je pense que LeCoultre de Muze sera le futur et dernier grand cheval de ma carrière”, Philippe Rozier (partie 1)
Alors que son talentueux frère Thierry a annoncé début octobre son retrait du haut niveau, Philippe Rozier a lui décidé de rempiler pour quatre années supplémentaires. Après avoir publiquement fixé les Jeux olympiques de Tokyo comme son dernier grand rendez-vous, le quinquagénaire se lance désormais à la conquête de Paris 2024, stimulé notamment par la qualité de ses prometteurs LeCoultre de Muze et Night Light van’t Ruytershof. Quatre ans après la précieuse médaille d’or des JO de Rio de Janeiro, qui fut vraisemblablement difficile à digérer pour tous ses protagonistes, le Bacot est donc déterminé à retrouver sa place dans le collectif de Thierry Pomel. Rappelons qu’il n’a plus revêtu sa veste bleue depuis l’édition 2017 du CHIO d’Aix-la-Chapelle, où il avait scellé l’abandon de l’équipe de France dans la Coupe des nations, ce qui lui avait valu bien des critiques... Quels que soient les sujets abordés, Philippe, rencontré dans le cadre de la Grande Semaine de Fontainebleau, n’a éludé aucune question.
Comment allez-vous? Vous avez été handicapé par un mal de dos début octobre, à Grimaud. De quoi souffrez-vous? Êtes-vous rétabli?
Je vais très bien! Malgré tout le bazar qu’a engendré cette Covid-19, j’ai passé une belle année. Nous avons atteint la majorité de nos objectifs et mes chevaux sont en forme, donc je suis satisfait. Quant à mon mal de dos, qui survient de temps en temps - il m’avait même contraint à renoncer au Grand Prix CSI 5* de Dinard l’an dernier -, ça va mieux. Les douleurs dorsales sont habituelles pour un cavalier! Après trente-cinq ans de carrière, je ne m’en sors pas si mal physiquement, surtout quand je vois des jeunes comme Kevin (Staut, qui souffre d’une hernie discale, ndlr) ou Pénélope (Leprevost, qui a un lumbago, ndlr) qui souffrent peut-être déjà plus que moi!
Comment sortez-vous financièrement des derniers mois de crise sanitaire et économique?
Je ne peux pas dire que j’ai souffert de ce point de vue car notre système est très professionnel. J’ai la chance de pouvoir compter sur des sponsors et mécènes fidèles, ainsi que sur des propriétaires qui me paient des pensions pour leurs chevaux installés chez moi. Cet écosystème me permet de vivre de mon sport et de payer mon personnel. Je fais partie des privilégiés, dans la société comme dans le secteur équestre lui-même, donc je ne peux pas me plaindre! À partir du moment où l’on côtoie le luxe, que l’on soit marchand, entraîneur ou cavalier, il est malvenu de se lamenter sur son sort. Certains ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont... Pour les cavaliers qui évoluent en CSI 2* ou sur le circuit des Jeunes Chevaux, c’est évidemment plus compliqué.
Vous avez mené des actions pour lever des fonds en faveur des centres équestres et poney-clubs, qui eux ont lourdement souffert des deux mois de confinement. Où en est aujourd’hui ce bel élan?
Il est clair que les clubs ont beaucoup souffert, ne serait-ce que pour nourrir leurs équidés. Afin de les aider, avec Roger-Yves Bost, nous avons fondé les “Stages du cœur” (tous les fonds récoltés lors de ces opérations ont été reversés aux centres équestres d’Île-deFrance, ndlr), et avons contribué à l’obtention d’un fonds de solidarité de 150 000 euros de la part du conseil régional. Franchement, il aurait été incompréhensible que nous, cavaliers de haut niveau et personnalités publiques, ne mettions pas la main à la pâte. Nous devons nous bouger pour notre filière, et donner deux ou trois jours de stage par mois ne nous coûte rien. Il faut bien que nos noms et médailles servent à quelque chose! En tout cas, nous sommes plutôt satisfaits car cette initiative a fait plein de petits et se poursuit.
La filière peut-elle survivre à un nouveau confinement?
Honnêtement, je suis très inquiet, alors que je suis plutôt de nature optimiste. Effectivement, notre filière équestre française risque encore de morfler… Nous, malheureusement, risquons de repartir pour quatre mois sans grand événement. J’ai peur que la fin de l’automne et l’hiver soient extrêmement difficiles pour les structures qui ne disposent pas d’une grande trésorerie. Et pour le coup, même les cavaliers professionnels vont commencer à tirer la langue. Certaines écuries vont peut-être devoir fermer et licencier du personnel. J’espère me tromper, mais...
“Cela faisait si longtemps que je n’avais pas posé mes valises”
Les cavaliers de haut niveau, en particulier ceux de saut d’obstacles, sont passés d’un rythme de vie effréné à un arrêt brutal des concours. Si certains ont pu se sentir désarmés au début du confinement, beaucoup ont finalement dit que cette période leur avait été bénéfique, tant pour leurs équilibres mental et social que pour leurs chevaux. Comment avez-vous personnellement traversé cette accalmie?
J’ai adoré et cela m’a fait un bien fou! Cela faisait si longtemps que je n’avais pas posé mes valises. À moi qui fait partie de la vieille génération, cette période m’a rappelé les trois mois de pause hivernale que nous avions systématiquement autrefois, quand les concours indoor n’étaient pas aussi nombreux. L’hiver, nous nous occupions de nos clients, de nos jeunes chevaux et profitions de nos familles. Pendant le confinement, nous avons pris le temps de faire des choses simples mais essentielles. Je me suis amusé à appeler quelques copains. Certains rénovaient des barrières, d’autres, comme Pénélope, repeignaient leur portail. J’ai aussi eu le bonheur de pouvoir m’occuper de mes filles (Laura, seize ans, et Leelou, six ans, ndlr). Tout le monde a pu souffler, y compris nos chevaux. Le système actuel nous conduit à enchaîner les concours sans interruption à cause de ce fichu classement mondial, qui nous met une pression énorme sur les épaules. On se retrouve parfois à faire sauter des chevaux en méforme ou trop jeunes pour ne pas perdre de points... Même des accros à la compétition, comme Kevin (Staut, ndlr) et Bosty, m’ont dit que cette interruption forcée les avait stoppés au bon moment. Finalement, pour notre discipline, ce confinement a presque été un mal pour un bien.
Comment avez-vous vécu votre retour à la compétition?
J’ai participé à des CSI 3*, 4* et 5*, dont l’Hubside Jumping de Grimaud et le Longines Deauville Classic. J’ai eu la chance de pouvoir rester en France (premier pays organisateur de concours, ndlr). De toute façon, il n’y avait pas grand-chose à faire à l’étranger, et je n’avais pas envie de voyager trop loin.
Depuis peu, vous entraînez Danielle Lambert, une Canadienne de quarante-cinq ans qui revient à la compétition. Comment se passe votre collaboration?
Danielle s’est récemment installée à la maison, avec l’objectif d’intégrer à terme l’équipe canadienne. Elle a directement investi dans des chevaux comme Conrad Sunheup (Z, Calvados Z x Kannan), Atlanta de Roy (SF, Diamant de Semilly x Fastourel du Cap) et Prestige Kalone (AA, Potter du Manaou x Véloce de Favi). Même si j’aurais bien aimé le garder, il était prévu que ce dernier (que Philippe montait depuis fin 2017, et avec lequel il avait notamment sauté les Grands Prix secondaires des CSI 5*-W de Bâle et Bordeaux début 2020, ndlr) soit commercialisé, donc je suis heureux qu’il soit resté à la maison! Danielle est quelqu’un de très bien. C’est une cavalière sérieuse, agréable, et qui a engrangé de bons résultats très vite alors qu’elle n’avait plus concouru depuis vingt ans! Mi-août, elle n’a concédé que cinq points dans le Grand Prix CSI 3* de Deauville. Réussir à revenir aussi vite à ce niveau n’est pas donné à tout le monde.
Cet été, vous avez accueilli Prestigio LS La Silla (SLS, Presley Boy x Cash), anciennement monté par Frédéric Busquet et Thomas Rousseau, afin d’épauler vos chevaux de tête et combler notamment le départ à la retraite de Cristallo A*LM (Holst, Casall x Corofino 2) en fin d’été dernier. Comment se passent ces premiers mois ensemble?
À la base, je l’avais récupéré comme cheval de niveau intermédiaire pour qu’il “bouche les trous” dans mon piquet, et il est finalement en train de prendre le rôle de cheval de tête! Il a montré de belles choses, notamment lors des trois premiers Grands Prix CSI 5* qu’il a sautés à Grimaud (le couple a concédé un, neuf puis cinq points dans ces épreuves, ndlr). Il est courageux et pétri de moyens. Franchement, il me surprend agréablement.
Comment jugez-vous l’évolution de Vincy du Gué (SF, Adelfos x Quaprice Bois Margot), avec lequel vous vous êtes régulièrement classé à 1,50m et avez concédé treize points lors de votre premier Grand Prix CSI 5*, début juillet à Grimaud?
Il est très en forme et a réussi une belle saison et j’en suis très content. De belles choses l’attendent à l’avenir.
“Je dois trop à Rahotep pour le forcer à continuer, et je ne veux rien avoir à regretter”
Quid de LeCoultre de Muze (BWP, Presley Boy x Vigo d’Arsouilles), autre espoir de votre écurie, âgé de neuf ans, qui fait sensation depuis quelques années?
LeCoultre a connu une saison en demi-teinte. En début d’année, je ne le sentais pas comme d’habitude. J’ai remarqué qu’il se décalait beaucoup en sautant. Après examens, nous avons trouvé qu’un boulet le chatouillait légèrement. Comme rien ne presse, nous avons allégé son programme. Les saisons sont longues et il est tellement bon qu’il n’aura aucun mal à rattraper le temps perdu!
Peut-il atteindre le plus haut niveau et participer à de grands championnats?
Je pense qu’il sera le futur et dernier grand cheval de ma carrière. C’est un véritable crack. Il est hors norme! J’ai la chance que Christian Baillet (son propriétaire principal, ndlr) ait résisté à de très belles propositions et l’ait sécurisé pour moi. En plus d’être performant, LeCoultre a d’excellentes origines, donc il est très demandé comme étalon...
Vous êtes aussi connu pour dénicher et amener à haut niveau de nombreux jeunes chevaux talentueux. Quelles pépites se cachent encore dans vos écuries?
Night Light van’t Ruytershof (BWP, Gemini CL x For Pleasure, vingt-cinquième du championnat de France des sept ans début octobre, ndlr) est très prometteur, gentil et courageux. J’ai investi personnellement dans ce cheval et je crois beaucoup en lui. Erenbee du Chafalet (CH, Quality Time x Centesimo I, formée par Sophie Michiel, ndlr), une jeune jument de six ans que j’ai acquise, me semble excellente, ainsi que Diego de Toscane (SF, Quite Capitol x Laudanum, Ps, actuellement formé par Robin Le Squeren, ndlr), frère utérin de Rahotep (SF, Quidam de Revel) que j’aime beaucoup. Je l’avais acheté pas très cher aux ventes Fences, en 2016. Je n’ai jamais eu les moyens de m’offrir des cracks clés en main, donc c’est cette politique en matière de jeunes chevaux qui m’a permis de rester à un bon niveau depuis trente-cinq ans. Je les choisis tout seul, mais je ne les cherche jamais vraiment, c’est plutôt eux qui viennent à moi. J’ai repéré Erenbee sur Facebook, Night Light m’a été présenté par son propriétaire, LeCoultre m’a sauté aux yeux lors d’un stage chez Christophe Ameeuw, aux écuries d’Écaussinnes. Nous avions trouvé Rahotep au hasard et l’avions acheté car c’était un propre frère de Jadis de Toscane (que Philippe a monté avec succès durant de nombreuses années, ndlr)... Je dois avoir un bon coup d’œil. C’est sûrement ce qui m’a permis de ne pas connaître de vrai creux pendant ma carrière.
Comment se porte justement Rahotep, votre crack olympique, et comment jugez-vous son retour à la compétition après sa longue convalescence?
Rahotep est en forme, même si cette année a été dure car nous n’avions pas d’objectif, ce qui peut être compliqué pour un cheval de cet âge. Il est le dernier de l’aventure de Rio (Sydney Une Prince, SF, Baloubet du Rouet x Alfa d’Elle, évolue outre-Atlantique avec l’Américaine Katherine A. Dinan, Rêveur de Hurtebise*HDC, sBs, Kashmir van Schuttershof x Capricieux des Six Censes, est à la retraite depuis début 2019, et Flora de Mariposa, BWP, For Pleasure x Power Light, s’est éteinte le 30 juillet dernier, ndlr), mais aussi l’un des seuls étalons en activité à avoir été champion olympique! Il a assuré sa première saison de monte cette année. D’ailleurs, j’ai eu deux embryons de lui avec Karline d’Écaussinnes (sBs, LeCoultre de Muze x Kashmir van Schuttershof).
Pensez-vous qu’il pourra retrouver son niveau d’antan?
Non, je ne le pense pas. Désormais, nous nous concentrons sur quelques Grands Prix CSI 5* de temps en temps. Il aura seize ans en 2021 et je veux qu’il parte sur une bonne note. Il me dira quand il en aura assez. Je lui dois trop pour le forcer à continuer, et je ne veux rien avoir à regretter. Il le mérite, d’autant qu’il a toujours tout fait avec le cœur. À Rio, il était dans un tel état de transe. J’étais sur un autre cheval! Il a dû sentir que c’était le moment...
Avez-vous envie de revenir en équipe de France, dont vous vous êtes quelque peu éloigné ces dernières années. Représenter le drapeau tricolore vous fait-il autant vibrer qu’avant?
Bien sûr ! L’équipe de France est la finalité, comme pour tout sportif de haut niveau. Les footballeurs, qui gagnent des millions d’euros par mois dans leurs clubs respectifs, ne veulent qu’une chose: porter le maillot bleu-blanc-rouge.
La deuxième partie de cet entretien, paru dans le dernier numéro du magazine GRANDPRIX (n°121), sera publiée demain.