“Chaque cheval est un nouveau défi”, Jeroen Dubbeldam
Beaucoup moins présent en concours que la plupart des meilleurs cavaliers du monde, Jeroen Dubbeldam s’exprime relativement peu, en dehors de l’exercice convenu des conférences de presse. Excessivement sollicité, le double champion du monde et d’Europe en titre, également sacré en individuel aux Jeux olympiques de Sydney en 2000, sait aussi donner un peu de son temps pour se raconter et faire partager son expérience. Le génie néerlandais, souriant et détendu, a accepté de revenir sur les jours qui ont le plus marqué sa vie d’homme et de cavalier.
Le jour où vous avez mis pour la première fois le pied à l’étrier?
Je ne me souviens pas exactement de ma toute première fois, mais j’ai commencé tout petit avec mon père (Luit, ndlr) qui était cavalier.
Le jour où un cheval vous a envoyé pour la première fois au tapis?
C’était avec mon premier poney, lors d’une séance d’obstacle. D’un seul coup, il s’est mis à galoper vers la sortie de la carrière. Un homme, qui se trouvait là, a essayé de lui barrer la route avec une corde, mais le poney ne s’est pas arrêté. Il a sauté, s’est coincé la corde entre les pattes, et nous avons fait un joli salto. Bref, une sale chute!
Le jour où vous avez dû choisir entre le football, le tennis, le patinage de vitesse et l’équitation?
Ma sœur (Marijn, aujourd’hui coordinatrice au service saut d’obstacles de la Fédération équestre internationale, ndlr) montait un peu à cheval, en loisir. Un jour, elle est rentrée à la maison avec un trophée gagné dans une compétition régionale. C’est un petit concours, mais elle est revenue avec une coupe. Dans les sports que je pratiquais, à mon niveau, il n’y avait rien à gagner. Or, moi aussi, je voulais gagner des coupes! Je crois que c’est à cette période, vers treize ou quatorze ans, que j’ai commencé à m’orienter plus sérieusement vers l’équitation. Mon père me poussait un peu en ce sens, mais au début, ça ne marchait pas. C’était sympa de jouer au foot, au tennis, et de patiner, mais je pense que je savais que dans ces sports-là, je n’atteindrais pas le haut niveau. J’avais le sentiment que j’aurais plus mes chances en équitation. Pendant longtemps, j’ai continué à jouer au foot en salle avec des amis, chaque lundi soir. Hélas, maintenant, je n’ai plus trop de temps. Le fait de s’essayer à plusieurs sports aide à se construire, physiquement et mentalement, notamment les sports collectifs. Pour un jeune, faire partie d’une équipe facilite beaucoup l’intégration sociale.
Le jour où vous avez aimé un cheval pour la première fois?
Au départ, j’étais davantage mu par le goût de la compétition que par la passion du cheval. Le premier avec lequel j’ai réellement établi une connexion était une belle jument noire appelée Farnessa (KWPN, Farn x Kristal). Elle appartenait à Gerhard Etter (grand marchand suisse, père de Daniel Etter, ndlr), l’un de mes anciens patrons. À l’époque, j’étais encore Junior. Farnessa était très spéciale… très jument, et elle avait tendance à s’arrêter, alors Gerhard nous l’a envoyée en Hollande. Quand j’ai commencé avec elle, j’ai dû trouver un moyen de l’apprivoiser. Il nous a fallu du temps, mais nous y sommes parvenus (le couple a notamment été médaillé de bronze par équipes et quatrième en individuel des championnats d’Europe Juniors de Berlin, en 1990, ndlr). J’ai alors pris goût à cette relation qui s’épanouit entre un cheval et son cavalier.
Le jour où vous avez quitté les Pays-Bas pour la Suisse?
J’avais dix-sept ans. J’étais encore à l’école; il me restait une année à faire avant de passer mes examens secondaires. Un jour, Willi Melliger (l’inoubliable cavalier suisse de Calvaro, ndlr), qui commerçait régulièrement avec mon père, lui a demandé si je pouvais venir travailler pour lui. J’étais jeune, mais je n’ai pas mis bien longtemps à me décider. Mon père non plus, d’ailleurs. Ma mère n’était pas vraiment d’accord, car elle voulait que je termine d’abord mes études secondaires, mais mon père et moi avons emporté la décision, et je suis parti en Suisse. Je crois que tout cavalier a intérêt à prendre de l’expérience loin de chez lui, ne serait-ce que pour se mettre à l’épreuve, gagner en autonomie, progresser, chuter et apprendre à rebondir. Cela permet aussi de rencontrer des gens et d’apprendre de nouvelles langues (Jeroen parle couramment néerlandais, anglais et allemand, et se défend très bien en français, ndlr). Cela aide à se construire une personnalité plus forte et plus à même de mener sa vie à bien que de demeurer tout le temps
Le jour où vous avez gagné votre premier Grand Prix?
Si l’on parle de Grands Prix internationaux, c’était à Meppel aux Pays-Bas, en 1991 ou 1992. C’était l’équivalent d’un Grand Prix CSI 2*. J’avais gagné avec Lady Belle (Old, Godehard x Waldschutz), une jument de Gerhard Etter. En revanche, je ne me rappelle plus qui j’avais battu!
“Pour Sydney, j’avais un très bon pressentiment”
Le jour où vous avez monté pour la première fois en équipe nationale?
Ma première Coupe des nations Seniors remonte à 1994. J’étais encore Jeune Cavalier et je montais Killarney II (ISH, Leabeg x 6 O’Clock). En tant queJunior, j’ai commencé avec Farnessa en 1988 ou 1989. Les Coupes des nations et grands championnats m’ont toujours procuré des sensations spéciales. Cela accroît la pression par rapport à un Grand Prix que l’on monte pour soi, dans le sens où, quand on commet une faute, on fait payer tout le pays. D’ailleurs, on le ressent très bien chez soi comme chez les autres. Je sais que ce n’est pas forcément la tasse de thé de tout le monde, mais moi, j’adore ça. En tout cas, j’espère que les Coupes des nations et grands championnats feront toujours partie de notre sport.
Le jour où vous avez croisé la route de De Sjiem (KWPN, Aram x Wahtamin, Ps)?
C’était en décembre 1995, dans un concours local. De Sjiem avait six ans.J’étais avec mon ex-beau-père (Bennie Holtkamp, ndlr) qui voulait m’acheter un cheval. Il m’a dit: “Regarde ce gris, comme il saute!” De Sjiem était sauvage, mais il sautait bien. C’est là que nous avons commencé à nous intéresser à lui. Nous l’avons essayé début janvier 1996, et l’avons aussitôt acheté. Je savais qu’il avait toutes les qualités nécessaires pour sauter n’importe quel obstacle, mais cela nous a pris du temps.
Le jour où vous avez remporté votre première Coupe des nations?
C’était avec De Sjiem, en 1998 à Rotterdam. Je faisais équipe avec Jos Lansink (devenu Belge par la suite, ndlr), Jan Tops et Eric van der Vleuten. J’étais le jeunot de la bande! Gagner à Rotterdam, c’était génial, parce que nous y sommes toujours très attendus par notre public. Il y a presque trop de pression. De fait, nous avons remporté cette Coupe à plusieurs reprises, mais ça fait un bon bout de temps que nous ne l’avons plus gagnée (depuis 2003, ndlr). À vrai dire, ça devient même énervant!
Le jour où vous êtes devenu champion olympique?
C’était le 1er octobre 2000 à Sydney, un grand jour! Je n’avais que vingt-sept ans, mais je me sentais vraiment très fort. De Sjiem avait été très consistant et régulier toute l’année, comme la saison précédente. Nous enchaînions les sans-faute. Aux Jeux olympiques, un couple n’a pas besoin d’être rapide pour gagner, mais il doit être capable de réussir un double sans-faute sur les parcours les plus difficiles qui soient. De Sjiem pouvait le faire, et je le savais dans une forme optimale. J’avais un très bon pressentiment. Chaque jour, je disais aux gens autour de moi que j’allais gagner, car j’en étais réellement convaincu. La pression n’en était que plus forte, mais je crois que c’était positif. D’ailleurs, j’ai tout de suite gagné la première qualificative. Au-delà de la médaille d’or, j’ai beaucoup apprécié le fait que, même si les compteurs n’avaient pas été remis à zéro avant la finale individuelle, autrement dit si nous avions tous gardé nos points de pénalité comme aux championnats d’Europe, j’aurais également gagné. C’était un sentiment très fort. L’ambiance était vraiment impressionnante. Il y avait beaucoup de monde, le stade était immense. Le sol était dur et glissant. Le premier jour, quelques chevaux ont même eu des difficultés à cause de ça. En tout cas, je n’en garde que de bons souvenirs.
Le jour où vous avez gagné le Grand Prix d’Aix-la-Chapelle, en 2001?
Je m’en souviens comme si c’était hier. De Sjiem était en très grande forme. Il pleuvait dru, le genre de circonstances où il était le meilleur. Plus les conditions devenaient difficiles, plus il se donnait. Je me souviens que Beezie Madden était la dernière à repartir en seconde manche (avec Judgement), et qu’elle aurait pu gagner un bonus d’1,5 million de dollars dans le cadre de la Triple Couronne (sorte de Grand Chelem réunissant alors les Grands Prix d’Aix-la-Chapelle, Cannes qui avait remplacé Valkenswaard, et Monterrey, ndlr). Hélas pour elle, elle a renversé l’avant-dernier obstacle, et j’ai gagné!
Le jour où vous avez laissé filer votre chance de disputer votre première finale tournante aux Jeux équestres mondiaux de Jerez de la Frontera, en 2002?
J’ai vécu une sorte de blackout. De Sjiem était à nouveau en grande forme. Il venait de réussir un double sans-faute dans la finale par équipes. J’abordais cette demi-finale individuelle à la cinquième place au provisoire. Hélas, je me suis complètement raté dans une ligne où j’ai oublié ma distance. Du coup, j’ai dû effectuer une volte. Ensuite, j’ai commis une faute, et évidemment dépassé le temps imparti. J’étais vraiment en colère contre moi-même, parce que mon cheval s’était montré irréprochable. Jusqu’aux Jeux équestres mondiaux de 2014, je ne m’étais jamais pardonné ça.
“À Aix-la-Chapelle, Zenith était encore meilleur qu’à Caen!”
Le jour où vous avez dû tirer un trait sur les Jeux olympiques de Hong Kong, en 2008?
Nous étions partis galoper en forêt. Devant moi, un cheval s’est mis à ruer et m’a tapé le genou et la jambe. Sous le choc, mon cheval a sauté dans un fossé. Nous avons trébuché. Je me suis retrouvé avec la jambe et le genou cassés… et les Jeux olympiques se sont envolés… Depuis, j’ai abandonné les balades en forêt!
Le jour où Rob Ehrens vous a annoncé que vous n’iriez pas aux Jeux équestres mondiaux de Lexington, en 2010?
D’abord, Rob et moi entretenons une super relation depuis bien longtemps. Là, je dois dire que c’est la seule fois où nous n’étions pas sur la même longueur d’onde. Nous nous sommes même disputés. Même s’il avait ses raisons, que je pouvais comprendre, j’étais en colère parce que je savais que j’étais prêt et que Simon (KWPN, Mr. Blue x Polydox) était en forme. Nous avions rencontré des petits problèmes avec l’eau, mais c’était résolu. Mes sensations étaient vraiment excellentes. Quelque part, je pense que Rob n’a pas osé me sélectionner.
Le jour où vous avez gagné le Grand Prix des Masters de Calgary, en 2010?
J’étais encore un peu en colère, et la meilleure chose que je pouvais faire était de gagner à Calgary. Là-bas, Simon a été fantastique, il n’a pas touché une barre de la semaine (il n’a commis qu’une seule faute dans le barrage d’une épreuve à 1,60m, concédé un point de temps dépassé dans une autre, réussi un double sans-faute dans la Coupe des nations, et seulement concédé un point dans la seconde manche du Grand Prix, ndlr). J’étais d’autant plus heureux que jusqu’alors, je n’avais jamais été très bon à Calgary. De Sjiem n’aimait pas trop cette piste et son parc d’obstacles, totalement différents de ceux d’Aix-la-Chapelle. En tout cas, le problème de Simon avec l’eau n’était vraiment plus qu’un lointain souvenir. Après coup, Rob a reconnu qu’il s’était peut-être trompé pour les Jeux mondiaux, mais la vie est ainsi faite, et je ne lui en ai pas voulu.
Le jour où vous avez appris que Simon allait être vendu?
Vers la fin de l’année 2011, j’ai senti qu’il pourrait changer de main en vue des Jeux olympiques (pour pouvoir les disputer avec un autre cavalier, le changement devait intervenir avant le 31 décembre, ndlr). Autour des paddocks, ses propriétaires (Wilco et Eric van Grunsven, les frères d’Anky, la grande championne de dressage, ndlr) discutaient avec des gens. Quand ils ont réellement pris la décision de le vendre, j’ai pensé qu’il valait mieux les aider dans leur démarche, parce que je voulais que Simon parte dans une écurie où il aurait sa chance. C’est un cheval très sensible, respectueux, et plus compliqué qu’il n’y paraît. Je n’aurais vraiment pas aimé que les choses se passent mal pour lui avec un autre cavalier. Comme j’entretiens de très bonnes relations avec Beezie et John Madden, je suis allé leur parler de Simon et l’affaire s’est conclue avec eux. Début 2012, je suis allé en Floride pour aider un peu Beezie: non pas pour lui apprendre à monter - elle n’a plus de leçon à recevoir de personne! -, mais pour lui expliquer comment fonctionnait Simon. Vu les résultats qu’ils ont obtenus depuis (douze victoires internationales dont la finale de la Coupe du monde, en 2013 à Göteborg, et une multitude de classements en Grands Prix, ndlr), je ne regrette rien.
Le jour où vous avez rencontré Zenith (KWPN, Rash R x Fuego du Prelet)?
Je l’ai vu pour la première fois dans un concours Jeunes Chevaux à Hagen, en Allemagne. Je savais que le Springpaarden Fonds Nederland (syndicat de propriétaires ayant pour but d’équiper des cavaliers néerlandais tout en valorisant l’élevage national, ndlr) voulait m’acheter un cheval, et qu’il ne voulait acquérir que des jeunes. J’ai toute de suite perçu les capacités, la puissance et la sensibilité de Zenith, même s’il devait encore gagner en disponibilité. D’une manière générale, je n’ai pas de type prédéfini. Un cheval peut m’intéresser dès lors qu’il a des moyens et quelque chose de spécial. S’il est un peu compliqué ou sensible, ce n’est pas un problème! Chaque cheval est un nouveau défi.
Le jour où vous êtes devenu champion du monde, en 2014 à Caen?
Je ne pourrai jamais l’oublier! Là aussi, je me sentais très en confiance. Accéder à la finale à quatre a été le challenge le plus difficile, d’autant que je gardais en tête l’épisode de 2002 avec De Sjiem. Clairement, je voulais participer à cette finale au moins une fois dans ma carrière. Et je savais que si j’y accédais, j’aurais de bonnes chances de gagner. D’une part, j’ai monté beaucoup de chevaux différents dans ma vie, et d’autre part, j’ai pas mal d’expérience dans les tournantes puisque j’ai gagné les quatre auxquelles j’ai participé au CSIO 5* d’Aix-la-Chapelle! C’est plutôt bon pour la confiance! En Normandie, le matin de la finale, j’avais un bon pressentiment, je me sentais fort.
Le jour où vous êtes devenu champion d’Europe, en 2015 à Aix-la-Chapelle?
Après une année 2014 plutôt dense, avec les championnats du monde et la finale mondiale de la Coupe des nations (également remportée par les Pays-Bas, ndlr), j’avais peur que Zenith marque le pas - il était encore jeune après tout. Mais en fait, c’est l’inverse qui s’est produit: il a été encore meilleur à Aix-la-Chapelle qu’à Caen! Je nous ai sentis plus forts en piste. Pour les livres et les palmarès, un titre de champion du monde, c’est plus grand, mais pour moi, les championnats d’Europe étaient encore plus satisfaisants, car plus aboutis.
Le jour où vous êtes devenu père, en 1998?
L’un des plus beaux jours de ma vie, assurément. C’était pour la naissance de Rick (Chris et Nina ont suivi en 2001 et 2003, ndlr). J’ai conduit mon ex-femme (Monique Holtkamp, ndlr) à l’hôpital et vécu cela avec elle. Devenir père était très important pour moi.
Le jour où vous avez rencontré Annelies Vorsselmans, votre compagne?
Nous nous connaissions déjà depuis un moment, car elle travaillait pour les écuries Eurocommerce (où évoluait notamment Gerco Schröder, ndlr). Nous entretenions de bonnes relations. Au fur et à mesure, nous nous sommes rapprochés jusqu’à vivre ensemble. À la maison (le couple vit et travaille à Weerselo dans les écuries De Sjiem, à cent cinquante kilomètres à l’est d’Amsterdam, ndlr), tout fonctionne merveilleusement bien. Nous communiquons très facilement. Le fait d’exercer le même métier y est pour beaucoup. L’un comprend parfaitement quand l’autre doit partir en concours (Annelies Vorsselmans concourt très régulièrement en CSI2 et 3*, ndlr).
Le jour où votre fille vous battra dans un Grand Prix?
J’ai hâte, j’ai hâte! C’est tout ce que je lui souhaite. Je viens de lui acheter un cheval. Nina est encore jeune (dix-sept ans depuis janvier, ndlr), mais elle va commencer la compétition à cheval, parce qu’il est plus facile de trouver un cheval sympa qu’un bon poney, et je n’aime pas trop l’univers du poney.
Le jour où vous avez songé à tout plaquer pour changer de vie?
Oh, plus d’une fois! Je pense que tout le monde ressent ça, un jour ou l’autre, à des périodes où certaines choses n’évoluent pas comme on le voudrait, ou qu’on n’a pas un cheval permettant de se fixer de bons objectifs. On regarde vers le futur et on se demande un peu ce qu’on va devenir. Heureusement, en ce qui me concerne, cela n’a jamais duré bien longtemps. La passion des chevaux et de la compétition finit toujours par prendre le dessus.
Cet article est paru dans le magazine GRANDPRIX heroes n°97.