Anthropomorphisme et bien être animal, subtil pas de deux

Beaucoup croient, à tort, que les chevaux pensent et ressentent le monde comme les êtres humains. S’ensuivent alors parfois des gestes et des raisonnements maladroits, voire dangereux pour l’animal. Pourtant, il semble nécessaire d’essayer de se mettre à la place des chevaux et donc de se projeter pour tenter de les comprendre... Rencontre avec l’éthologue et auteure Hélène Roche pour expliquer les limites de l’anthropomorphisme mais aussi ses bienfaits.



"Il faut replacer le point de vue animal au coeur des réflexions"

D’après le dictionnaire Le Robert, l’anthropomorphisme se définit comme la «tendance à attribuer aux animaux et aux choses des réactions humaines». Selon vous, où se situerait justement la différence entre les êtres humains et les autres animaux? 

En éthologie, la notion d’Umwelt, qui signifie “le monde propre”, est un concept qui rallie pas mal de chercheurs. Ce principe considère que les animaux ont leur propre monde. D’abord sur le plan perceptif: les chevaux ont les yeux placés sur les côtés et n’ont pas la même gamme d’audition que nous, par exemple, donc leur appréhension du monde diffère de la nôtre, même si nous partageons des caractéristiques en tant que mammifères terrestres. Notre monde d’humains n’est donc pas celui des équidés, qui n’est pas celui des chauves-souris. Ensuite, chaque individu vivra des expériences qui moduleront sa perception d’une situation. L’Umwelt prend donc également en compte les aspects émotionnels et les apprentissages de chaque individu. En partant de ce postulat, qui admet les différences non seulement entre les espèces mais également entre chaque individu d’une même espèce, on est davantage susceptible de se rapprocher de ce que vit réellement un animal dans une situation donnée. 

A contrario, existe-t-il des points sur lesquels les individus et les espèces peuvent se rejoindre?
Bien sûr. C’est d’ailleurs la particularité du cheval : nous partageons bon nombre de perceptions: la vue, l’ouïe, certaines sensations. Mais c’est justement là qu’il faut faire attention à l’anthropomorphisme, qui peut être un problème si l’on interprète de manière abusive. L’historien Éric Baratay, qui a travaillé sur les animaux, parle alors d’anthropomorphisme d’interprétation. Celui-ci est problématique car il génère trop de projections sans vérifications. En revanche, l’anthropomorphisme de questionnement, qui consiste justement à s’appuyer sur des notions comme l’Umwelt, nous oblige d’essayer de nous mettre à leur place. Utilisé à bon escient, et se basant sur les connaissances éthologiques et scientifiques disponibles, il va plutôt nous ouvrir des portes vers l’empathie, par exemple. Cela nous permettra de nous poser clairement la question relative au bien-être: «L’animal souffre-t-il dans telle ou telle situation? Et s’il souffre, que ressent-il à ce moment-là?» 

En tant qu’éthologue spécialiste des chevaux, quelles sont les caractéristiques propres à cette espèce à prendre en compte pour assurer son bien-être?
Il est essentiel de respecter ses besoins fondamentaux: une alimentation à base de fibres à volonté (herbe ou foin), la possibilité d’avoir des mouvements libres et la capacité à lier des contacts libres et tactiles avec des congénères. Ce sont les trois piliers fondamentaux. Ensuite, nous devons respecter son emploi du temps (dont 60% de temps accordé à l’alimentation) et la répartition de ses activités. Aujourd’hui, avec les habitudes d’élevage que l’homme a instaurées, on ne peut pas opposer box et pré, ni dans un sens, ni dans l’autre. Si un équidé n’a jamais vécu au pré et qu’on l’y met du jour au lendemain avec d’autres chevaux, cela peut être maltraitant et source de mal-être, parce qu’il s’était adapté à son environnement. 

En quoi trop d’anthropomorphisme pourrait-il être dangereux ou, tout du moins, contre-productif pour le bien-être du cheval ? 
L’anthropomorphisme d’interprétation génère de mauvais gestes. Par exemple, en hiver, il ne faut pas automatiquement habiller son cheval de trois couvertures, car il est normalement capable de réguler son confort thermique tout seul. Toutefois, penser qu’il est intrinsèquement fait pour vivre en groupe au pré est un raisonnement trop simpliste. Il est essentiel de s’appuyer sur les connaissances scientifiques de spécialistes, et non se référer à nos ressentis personnels. On peut avoir des impressions, mais il faut toujours les confirmer par des éléments observables et quantifiables. L’anthropomorphisme n’est pas un ennemi si l’on a conscience de son utilisation et qu’on le met au service des animaux. Admettre que l’on peut se tromper est salutaire pour progresser, et le doute en soi est une démarche scientifique. 

Outre les données scientifiques à disposition des équitants, l’observation est-elle une clé?
Oui! Souvent, les chevaux n’ont pas le choix: ils sont soumis à nos décisions, sans pouvoir s’y soustraire. Mettre une couverture à un cheval attaché ne lui permet pas d’exprimer un potentiel désamour de sa couverture. À l’inverse, venir dans un pré avec une couverture à la main et observer la réaction du cheval est différent. Certains chevaux partiront en vous voyant arriver, quand d’autres s’approcheront ; il s’agira de l’expression d’un choix de la part de l’animal et c’est intéressant. 

S’il existe des hiérarchies entre dominants et dominés dans le règne animal, pourquoi cette dualité choque-t-elle dès lors qu’on l’attribue au rapport homme/cheval? Est-elle équivalente? 
En éthologie, les termes de « dominant » et « dominé » sont réservés au système social entre chevaux (intra-espèce). Le rapport humain / équin est une relation entre deux espèces différentes, où l’une aurait le contrôle de l’autre. Cela semble être le cas dans tous systèmes de domestication, ce que rejettent la plupart des mouvements animalistes, qui considèrent que l’humain n’a pas le droit moral d’exercer cette suprématie sur d’autres êtres vivants – ce qui existe pourtant dans le règne animal, où vivent prédateurs et proies. Ces militants affirment que les animaux seraient libres sans nous. Pour autant, au niveau intraspécifique propre aux chevaux, il existe des systèmes hiérarchiques de dominance, avec du contrôle de certains individus sur d’autres. Par exemple, un étalon gère le déplacement de ses juments et les contraint pour leur éviter d’entrer en contact avec d’autres étalons. De fait, un équidé est de toute façon soumis à des contraintes, ce qui n’est pas nécessairement un problème en soi. Les animalistes usent d’anthropomorphisme et d’une forme d’anthropocentrisme (système ou attitude qui place l’homme au centre de l’univers et qui considère que toute chose se rapporte à lui, ndlr) en disant qu’il est moralement problématique de contrôler un animal... Mais a-t- on posé la question à ce dernier? Bien sûr, des excès surviennent dans l’équitation, mais le cheval est-il vraiment dérangé de porter un cavalier sur son dos? Si oui, à quel point ? 

Que répondriez-vous à ceux qui souhaitent voir l’équitation disparaître ? 
Bien sûr, les chevaux vivant à nos côtés sont rivés à une forme d’habitude et n’ont pas spécialement le choix. Néanmoins, l’humain n’est pas que synonyme de contraintes. Notre relation avec eux leur apporte aussi une certaine sécurité, tant en termes d’alimentation que de protection contre les prédateurs, les insectes, ou encore de confort. En étant éloignés de leurs préoccupations à l’état naturel mais en assurant leur besoins physiologiques et biologiques, les humains leur offrent peut-être davantage de disponibilité de temps et d’esprit pour s’intéresser aux stimulations et interactions que proposent les humains. Dans un monde idéal, où l’on respecte les chevaux, leurs besoins et leur laissons une part d’expression, il est possible de leur demander de participer à des activités. Parfois, cela peut nécessiter plusieurs tentatives peu agréables avant de trouver de l’intérêt à une action. Enfin, il faut aussi admettre que la domestication n’est pas le fait exclusif des hommes. Les animaux ont sans doute eu un intérêt à s’approcher des humains. On le sait pour les loups, qui sont devenus des chiens. 

Quid du sport de haut niveau, et de la longévité de certains chevaux athlètes ? Cela peut-il constituer des preuves de bien-être ?
On ne peut pas établir de généralités, par exemple sur le sport de haut niveau, car il faut étudier le cas de chaque individu. Ce qui est sûr, c’est qu’il nous faut garantir le maximum de bien-être possible, à la fois vétérinaire et psychologique. Il y a un seuil d’acceptabilité à trouver, et seuls les chevaux peuvent nous dire où il se situe. Mais attention, car un cheval performant ne va pas forcément bien mentalement – comme les athlètes humains. Globalement, il faut arrêter de prendre la performance comme unique critère de bien-être, car celui-ci est multifactoriel. 

Existe-t-il des études démontrant qu’un cheval sauvage ressent davantage de bien-être qu’un cheval domestiqué ? Non, et c’est bien là le hiatus! Souvent, on idéalise la vie à l’état naturel, mais c’est un tort. Certains besoins sont satisfaits, mais il existe aussi des souffrances : problèmes de dents, malnutrition, aléas climatiques, blessures, maladies, incendies, etc. À ce sujet, j’ai donné deux conférences intitulées «Idées reçues sur les chevaux sauvages» pour l’Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE). Dans le futur, si les humains continuent de s’étendre sur le globe, les grands herbivores n’auront plus de place et leur bien-être sera alors mis en péril, ce qui est déjà le cas avec les Mustangs aux États-Unis ou les Brumbies en Australie.