Un monde à plusieurs vitesses ou un bateau ivre?

Entre l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, l’inaction climatique de la majorité des gouvernements et la flambée des prix des matières premières, parfois simplement justifiée par de la spéculation, le contexte social et économique en Europe est particulièrement morose. Cette grave crise encourage les individus comme les organisations à remettre en question leurs habitudes, y compris dans le monde du cheval et dans l’univers du sport, où certains choix à tout le moins posent question. Édito.



Par sa nature humaine tant que par sa construction culturelle, l’actualité est rarement légère. Pour autant, on conviendra sans controverse que sa pesanteur sur le cours de nos vies varie assez considérablement d’une période à l’autre. Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, lancée le 24 février, l’Europe affronte une crise de grande envergure. Son confort et sa douceur de vivre, fondés sur une relative paix intérieure, un cadre économique plutôt stable, un système social moins inégalitaire qu’ailleurs et un climat globalement tempéré, s’en sont trouvés brusquement bouleversés. Par la guerre d’abord, Kiev se situant à moins de deux mille cinq cents kilomètres à l’est de Paris, et ses terribles conséquences humanitaires. Par la perspective d’une pénurie annoncée de gaz ensuite, provoquant une explosion des prix de l’énergie inimaginable il y a encore un an, nourrissant une inflation d’un niveau que l’on croyait confiné aux livres d’histoire du XXe siècle. Dans un contexte déjà chargé par la sortie d’une crise sanitaire des plus éprouvantes et la quête incertaine de solutions pour endiguer le réchauffement climatique et la raréfaction de la biodiversité, garder foi en l’avenir relève du défi personnel. 

Malgré les apparences et les clichés, le monde du sport et celui du cheval ne vivent pas en vase clos. “Je vais mieux que le monde. Je suis vraiment heureux de participer à la Coupe du monde mais je ne peux m’empêcher de penser à cette guerre qui fait rage en Ukraine”, a ainsi avoué Olivier Robert mi-octobre, avant d’entrer en lice dans le CSI 5*-W d’Oslo. “En Norvège et plus encore en Finlande, on est tout près de la Russie de Vladimir Poutine, qui pourrait tout à fait lancer des missiles contre ces pays dans les jours à venir. Les journaux en parlent énormément ici. Cet homme a changé nos vies. Par ses actions, terrorisant nos voisins ukrainiens, pas si loin de chez nous, il est devenu le centre de notre monde et de nos conversations.” Roger-Yves Bost, l’homme en couverture de ce numéro de novembre, qui se livre dans un passionnant entretien, n’est guère plus serein. “À Barbizon, je me sens un peu protégé des excès du monde, mais je regarde les infos à la télé, et ne peux rester indifférent à tout ce qui se passe, entre les guerres, le changement climatique, le coût de la vie, le Brexit, etc. Je ne suis pas vraiment passionné de politique, mais je m’inquiète pour mes enfants et petits-enfants…” On le comprend.



La sobriété devient une obligation terre à terre pour garantir la viabilité financière de nos modes de vie

La sobriété, option vertueuse que la nature, au sens large du terme, semble réclamer à cor et à cri, relayée par les défenseurs de l’intérêt commun de l’humanité, devient une obligation terre à terre pour garantir la viabilité financière de nos modes de vie. Cette nouvelle réalité constitue sans doute une opportunité d’accélérer des transitions entamées trop timidement jusqu’à présent, mais elle n’en est pas moins brutale et inéquitable selon la position d’où on l’appréhende. Chaque personne et organisation doit consentir des efforts et, a minima, remettre en question ses habitudes, mais il faut bien reconnaître que les détenteurs des plus gros pouvoirs d’achat sont presque mécaniquement les plus grands consommateurs de ressources naturelles, eau en tête, et pollueurs de l’atmosphère. En la matière, le monde équestre, ses écuries, ses élevages, ses clubs et ses rassemblements ont forcément matière à réfléchir. Chacune à leur niveau, leurs autorités de tutelle ont le mérite d’avoir lancé des initiatives en ce sens, mais il faudra passer aux actes. 

Comme la culture, le sport et sa diversité d’acteurs ont à la fois le don et la responsabilité morale d’inspirer les sociétés dans lesquelles on leur permet de s’exprimer. Au niveau international, les compétitions les plus populaires, bien règlementées et justement arbitrées, ne se sont-elles pas substituées, dans une certaine mesure, aux guerres d’antan? Bien sûr, cela ne suffit pas à contenir les velléités des grandes puissances et des autocraties de plus en plus nombreuses et funestes – on le voit dans toutes les régions du monde, y compris sur le Vieux Continent. Pour autant, elles doivent conserver cette ambition.



L’allocation des finales des Coupes du monde de 2024 à Riyad interroge sur le sens environnemental d’une compétition indoor organisée dans une ville où la température ne redescend jamais sous les 20°C

À bien des égards, il est parfaitement fondé de remettre en cause les attributions des Jeux olympiques d’hiver de 2022 à Pékin, du Mondial de football de 2022 au Qatar ou encore des Jeux asiatiques d’hiver de 2029 à Neom, une mégapole futuriste en construction dans un désert montagneux de l’Arabie saoudite. Entre le coût humain, si l’on considère notamment que plus de six mille ouvriers sont morts sur les chantiers de construction des stades qatariens, le coût environnemental de tous ces projets, avant même que le coup d’envoi n’en soit donné, et leur coût moral, il y a de quoi se demander si l’on vit dans un monde à plusieurs vitesses ou dans un bateau ivre, le lyrisme de Rimbaud en moins… 

À son niveau, la Fédération équestre internationale n’est pas en reste. L’allocation des finales des Coupes du monde de saut d’obstacles et de dressage de 2024 à Riyad, capitale saoudienne, interroge sur le sens environnemental d’une compétition indoor organisée dans une ville où la température ne redescend jamais sous les 20°C fin avril, même en pleine nuit. Et sur le sens tout court d’offrir une telle vitrine à un royaume où les libertés individuelles demeurent extrêmement limitées, particulièrement pour les femmes et les minorités sexuelles et de genre. La situation évolue dans le bon sens en Arabie saoudite, répètent à l’envi tous les promoteurs de cette “ouverture d’esprit”. Sans doute, mais il faut savoir d’où l’on est parti et le chemin qui reste à parcourir, puis trouver le juste équilibre entre la potentielle influence positive du sport et le profit immédiat constitué par la manne financière d’États aux ressources infinies ou presque. Un effort de sobriété et une exigence de sagesse pour redonner un cap au navire et à son équipage.

Cet édito est paru dans le dernier numéro du magazine GRANDPRIX.