Si l’on ne peut promettre la fortune aux éleveurs, laissons-leur au moins la gloire!

Chaque semaine ou presque, en regardant les listes de départs ou les résultats des concours internationaux, on se rend compte que des chevaux sont renommés, au gré des ventes et reventes. Lorsqu’il s’agit de performeurs concourant à haut niveau, c’est très dommageable pour les éleveurs, qui perdent l’exposition publique et médiatique dont devrait bénéficier leur affixe. Ce problème n’est pas nouveau, mais force est de constater qu’on ne parvient pas à le régler. C’est le sujet développé dans l’Édito du dernier magazine GRANDPRIX, en kiosques depuis hier.



Fiction. Dans l’espoir de redevenir champion de la Ligue majeure de football et, rêve-t-on outre-Atlantique, d’offrir à l’Amérique du Nord un premier titre au Mondial des clubs, le New York City FC achète Kylian Mbappé au Paris Saint-Germain. Montant de la transaction: un demi-milliard de dollars. Afin d’optimiser les retombées financières de ce recrutement historique en matière de marketing, les responsables de la franchise estiment que “Mbappé”, ce nom français d’origine camerounaise, est trop ardu à prononcer, donc à assimiler pour le public. Afin de corriger ce « problème », ils proposent de le renommer Kylian Manhattan. “Manhattan” : un terme, aisé à verbaliser, qui symbolise toute la superbe et la décadence de la “Grosse Pomme”. Emballé, c’est pesé; et à l’attaque, Kylian!



Essayez de raconter une histoire pareille à vos amis passionnés de ballon rond. Aucun ne la gobera. Expliquez-leur alors que l’on renomme bien des chevaux tous les jours au gré des ventes et reventes, pas toujours pour satisfaire des objectifs mercantiles, et vous pourriez éveiller en eux une certaine curiosité. On ne compare pas un animal à un homme, vous répondront-ils peut-être, et ils auraient raison. Légalement, un animal est, certes, un être vivant doué de sensibilité, mais surtout une chose en droit de la propriété. Pour autant, derrière chaque cheval – de sport, de loisir, de course ou de travail – se cache un humain, qui en a présidé la conception, l’a fait naître, puis l’a soigné, nourri et éduqué : l’éleveur. Et tel un parent, celui-ci est légitime à se sentir trahi lorsque l’on renomme le fruit de son travail, pour ne pas dire de son sacerdoce, tant sa profession est ingrate.



Les exemples se comptent à la pelle. Dernier en date: Empoli de Champloué, hongre Selle Français de neuf ans, vainqueur du Grand Prix CSI 5*-W de Riyad le 17 décembre avec l’Irlandais Bertram Allen, puis acquis par Coolmore Showjumping et renommé Tipperary fin janvier, comme l’indique la base de données de la Fédération équestre internationale (FEI). Effacée, l’appellation imaginée par Jean-Marie Charlot, remplacée par celle du comté irlandais où est implanté le haras de Coolmore, célébrissime dans le monde des courses de galop. Si l’on se cantonne au saut d’obstacles, quatre des dix meilleurs performeurs de l’année 2022 ne portent plus leur nom de naissance. Ainsi, le fabuleux King Edward, double médaillé d’or des championnats du monde de Herning, a perdu son affixe Ress, marquant les produits nés pour le compte du Belge Wim Impens, tout comme James Kann Cruz, à qui l’on a ôté le préfixe CSF, choisi par l’Irlandais Patrick Connolly. Née au Pays-Bas, Horafina est devenue Orafina, tandis que Vital Chance, qui a vu le jour chez Marie Bourdin, s’était vu affublé de l’affixe de la Roque, sans “*”, laissant entendre qu’il était né au haras éponyme, bien avant son export aux États-Unis.



Si l’on étend la recherche aux vingt-cinq meilleurs Selle Français, on s’aperçoit également que Virtuose Breil et Bohysra d’Auzay LA, concourant respectivement sous selles canadienne et mexicaine, s’appellent désormais Truman et Oak Grove’s Enkidu, n’en déplaise à Aurore Merel ou à Laurence et Patrick Blanckaert… Idem du côté des étalons, objets d’un marketing toujours plus intense. Même si la Fédération mondiale de l’élevage de chevaux de sport (WBFSH) et des acteurs engagés, dont GRANDPRIX fait modestement partie, essaient de rappeler aussi souvent que possible que l’on devrait les nommer Quamikase des Forêts et Windows van het Costersveld, par respect pour le talent de Fabrice Paris et du Belge Thierry Degraeve, VDL Zirocco Blue et Cornet Obolensky demeurent bien davantage connus – et vendus – comme tels.



Au sens de la loi, revenons-y, un cheval de sport est un animal de rente. Or, pour l’éleveur moyen, la rente demeure bien faible, qui plus est comparée aux risques liés à cette activité. À de rares exceptions près, les plus-values significatives sont réalisées lorsqu’un cheval est âgé de sept ans ou plus. Et à ce moment-là, il y a belle lurette que son naisseur l’a cédé, faute de pouvoir financer sa formation agricole et sa valorisation sportive. Soyons sincères, on ne peut donc promettre la fortune à cet acteur cantonné à la base de la pyramide. On ne reparlera pas ici des projets de prime internationale aux naisseurs, prélevée sur les gains en compétition ou les plus-values à la revente, tant ils semblent aussi difficiles à mettre en œuvre qu’impopulaires chez les organisateurs de concours, propriétaires, marchands et cavaliers concernés. Mais, de grâce, laissons-leur au moins la gloire ! Oui, voir le nom de son élevage sur la liste de départs d’un Grand Prix international est un honneur, une récompense, voire une consécration pour un naisseur, quel qu’il soit. De plus, à défaut de rente directe, cette distinction a valeur de promotion pour l’œuvre de cet agriculteur, dont l’affixe gagne ainsi en notoriété et en crédibilité.

Trop difficiles à prononcer, les noms des chevaux? Trop inélégants, les préfixes ou affixes choisis par les éleveurs ? Sincèrement, cet argument ne tient pas cinq minutes quand on sait que tous les chevaux, dans toutes les écuries du monde, portent des surnoms, trouvés par ceux qui les côtoient au quotidien, à commencer par les palefreniers. Bien sûr, d’une langue à l’autre, les naisseurs ne facilitent pas toujours le travail des speakers de concours, mais aucun d’eux n’a encore perdu la voix à cause d’un affixe français, belge ou allemand prétendument imprononçable. Et puis, renommerait-on un cavalier dont le patronyme brûle la rétine? Non. Sauf quelque chose de très, très mauvais goût, rien ne justifie de modifier le nom d’un cheval sur son passeport.



Il n’y a qu’à l’interdire, vous diront peut-être vos potes footeux, s’il vous ont suivis jusque-là, et ils auraient raison une fois encore. Hélas, cela ne se décrète pas sur un coin de table. Ce n’est pas impossible, puisque la Belgique l’a fait, mais l’échelle nationale n’a guère d’intérêt dans un marché mondialisé. Quant à la FEI, elle n’y peut pas grand-chose. Sa base de données ne fait qu’enregistrer ce qui est déclaré par ses fédérations nationales membres, dont la grande majorité, en tant qu’autorités sportives, ont bien plus de pouvoir sur les athlètes humains que sur les propriétaires des athlètes équins. À tout le moins, l’Union européenne, via sa politique agricole commune, pourrait légiférer en la matière, mais admettons qu’elle doit faire face à des enjeux bien plus cruciaux que celui-ci pour l’intérêt général. De toute façon, tout un chacun pourrait s’affranchir d’une telle contrainte une fois sa chose importée dans le reste de l’Europe, en Amérique, en Asie, en Océanie ou en Afrique.

À vrai dire, il ne reste que l’éducation et l’influence. Si tous les acteurs professionnels de cette filière, dont les cavaliers, épaulés par des campagnes de communication de la FEI et de la WBFSH, pouvaient sensibiliser les propriétaires à l’importance de ces détails sémantiques, cela permettrait peut-être de réduire ce phénomène néfaste à la portion congrue. Peut-être. Après tout, ce n’est quand même pas l’Amérique…



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