“L’équitation survivra à la vague animaliste, mais nous devons écrire la suite de son histoire”, Damian Müller

Damian Müller est sans doute le plus jeune président d’une grande fédération équestre nationale. Responsable des affaires publiques dans le domaine des assurances immobilières, ce Suisse de trente-huit ans, originaire du canton de Lucerne, siège aussi au Conseil des États, la chambre haute du parlement helvétique. À la tête de la Fédération suisse des sports équestres (FSSE) depuis 2021, celui qui a concouru à un niveau modeste en saut d’obstacles et découvert le haut niveau en tant que speaker fourmille d’énergie et de projets, dont le développement d’une ambitieuse Académie nationale de la Jeunesse ouverte aux cavaliers des disciplines olympiques et paralympique. Son objectif prioritaire demeure de resserrer les liens entre le monde équestre et le grand public.



Les projets de la Suisse Youth Jumping Academy, créée en 2019, vont être ambitieusement étendus au concours complet et au dressage l’an prochain. Comment est née cette volonté de la Fédération suisse des sports équestres (FSSE)?
Depuis deux ans, au sein de la FSSE, nous mettons en place la stratégie Fédération 2030, à travers laquelle nous abordons beaucoup de sujets éthiques et nous intéressons encore plus au bien-être du cheval. Une partie du grand public ne comprend plus que monter les chevaux n’est pas contraire à leur bien-être, et lui faire comprendre notre sport devient donc compliqué. Nous devons redéfinir la manière dont nous pouvons l’atteindre avec nos arguments, mais beaucoup de choses doivent également changer dans le domaine du sport. Selon moi, il est nécessaire d’aborder ces sujets au sein de notre Académie, qui doit devenir un socle stable pour bâtir l’avenir de notre famille équestre. Nous proposerons à ses membres des modules d’étude comme le management d’une carrière, les relations avec les sponsors, la communication, le dopage équin ou encore la condition physique et l’alimentation des cavaliers. Bien sûr, il y a aussi un volet technique, pour lequel nous allons faire venir des entraîneurs de dressage, para-dressage, concours complet et saut d’obstacles. L’objectif est vraiment de mettre en place un travail interdisciplinaire et structuré, car des compétences nécessaires dans une discipline peuvent aussi l’être dans une autre. 

Michel Sorg (sélectionneur national de l’équipe suisse Seniors de saut d’obstacles, ndlr) est le chef de ce projet, qu’il dirige avec une équipe composée de Cornelia Notz (chef d’équipe de la relève en jumping, ndlr), Oliver Oelrich (entraîneur national de dressage, ndlr) et Dominik Burger (chef de l’équipe Élite de concours complet, ndlr). Ils sont chargés de créer un concept d’ici cet été. À ce moment-là, la famille Straumann, qui soutient financièrement ce projet, ainsi qu’Evelyne Niklaus (manager du sport à la FSSE, ndlr) et moi, autrement dit les membres du Board de l’Académie, déciderons de ce que nous faisons. Le soutien de la famille Straumann offre une vraie chance à la fédération et aux jeunes cavaliers de créer quelque chose de très positif pour l’avenir. Nous devons prendre le temps de bien faire, mais nous avons hâte de passer à l’action et de voir les valeurs qui nous sont chères transmises aux nouvelles générations.

La Young Riders Academy, développée depuis une dizaine d’années avec le soutien de la Fédération européenne, a accompagné l’ascension vers le plus haut niveau de nombre de très bons cavaliers, dont l’Irlandais Bertram Allen, les Britanniques Joe Stockdale et Harrie Charles, la Néerlandaise Lisa Nooren, la Française Margaux Rocuet ou encore la Suissesse Elin Ott. Votre objectif est-il le même pour la Suisse Academy?

Notre académie va être un très bon outil pour dénicher des talents ayant le potentiel d’intégrer un jour notre équipe nationale et accompagner leur progression. Les cavaliers ont besoin d’un véritable ascenseur pour atteindre le plus haut niveau, ce qui n’est pas possible pour tous. Ceux qui n’y parviennent pas peuvent cependant devenir officiels de compétition, techniciens ou bien même chefs d’équipes ou président de la fédération! Je suis ici pour créer des choses, puis le temps viendra pour moi de laisser la place aux autres. Bien sûr, la stratégie de notre Académie ne suffit pas. Nous avons besoin de personnes prêtes à faire bouger les choses, y compris au niveau de nos associations régionales.



“Si nous nous contentions de faire vivre l’héritage militaire, nous ferions fausse route”

Comment le cheval est-il arrivé dans votre vie?

Dans le petit village où j’ai grandi, il y avait parfois des courses, que toutes les familles du coin allaient voir. C’est là que j’ai été touché par les chevaux et les poneys pour la première fois. J’ai concouru en saut d’obstacles, pas au-delà d’épreuves à 90cm, et j’ai commencé à être speaker dans des concours, à l’âge de quatorze ans. J’ai notamment officié au CSI 5*-W de Zurich (hôte d’une étape de la Coupe du monde Longines jusqu’en 2018, ndlr), ce qui m’a permis de prendre conscience du grand potentiel des sports équestres. Malheureusement, dans ce milieu, bien trop de personnes parlent, mais n’agissent pas pour l’intérêt collectif.

Qu’est-ce qui vous a conduit à briguer la présidence de la FSSE?

En Suisse, le système des fédérations (comme le système politique, ndlr) est fondé sur le fédéralisme, donc normalement, on commence à la base de la pyramide et l’âge avançant, si l’on plaît à tout le monde, on peut devenir président, pour douze ans maximum. En ce qui me concerne, je n’occupe pas ce poste pour me promener sur les terrains de concours. Je travaille et m’investis pour préparer l’avenir. Je sais que je ne fais pas toujours tout juste, mais la fédération ne se résume pas à moi: elle regroupe toutes les personnes qui veulent œuvrer pour les sports équestres en Suisse. Si nous nous contentions de faire vivre l’héritage issu de l’équitation militaire, nous ferions fausse route, car la relation du public aux chevaux a changé. Avant, nos sports étaient l’apanage des militaires et des agriculteurs. Aujourd’hui, les gens vivent très majoritairement dans de grandes agglomérations et ne comprennent pas que si nous n’avons plus de relation avec les chevaux, nous n’en verrons peut-être plus que dans les zoos! Ils continuent cependant à venir en grand nombre assister à des événements sportifs majeurs comme le CHI Genève, le CHI-W de Bâle ou le CSIO de Saint-Gall. Les allées y sont pleines, ce qui donne le sentiment que le public apprécie l’ambiance communautaire qui règne dans ces événements.

Cela ne fait que renforcer ma conviction qu’il faut travailler de manière interdisciplinaire, communiquer et s’interroger aussi sur l’opinion des jeunes quant aux activités équestres. Pour eux, nous avons mis en place une stratégie en nous appuyant sur deux diplômes de cavalier: le Brevet, qui est une première étape, détenu par douze mille pratiquants, dont 90% de femmes, puis la Licence, que possèdent huit mille cavaliers, dont 70% de femmes. Il faut tenir compte de ce facteur dans tous les domaines. Nous devons peut-être nous adapter à cette situation, et en tout cas continuer à nous affranchir de l’héritage militaire. 

Vous êtes également engagé en politique, puisque vous êtes sénateur du canton de Lucerne et membre du Conseil des États depuis 2015, sous l’étiquette du Parti libéral-radical. Ne faut-il pas être un peu fou pour se lancer en politique au vingt et unième siècle?

En effet, la vie d’homme politique est un peu folle. Lorsque je regarde en arrière, je me souviens de l’émergence de la crise climatique, qui continue malheureusement, puis les médias se sont concentrés sur la pandémie de Covid-19. Sportivement, nous avons pu constater l’influence d’un tel virus, et surtout de l’interdiction d’accueillir du public: si nous perdons nos spectateurs et nos bénévoles, nous sommes morts. La politique est parfois brutale, mais il est important pour moi d’avoir également cette casquette de sénateur. Actuellement, le parlement suisse se renouvelle vraiment et les esprits évoluent énormément au sein de notre structure politique. Ce sont les sénateurs qui légifèrent au sujet de la protection des animaux, par exemple. Si les personnes engagées en politique ne comprennent pas le principe et les bienfaits de l’équitation, cela fragilise d’autant nos activités. Je fais donc en sorte de créer des groupes qui puissent nous être utiles au parlement, mais aussi de placer les bonnes personnes au sein de la fédération afin de construire quelque chose de solide pour le futur. 



“Il est très important pour moi de porter plusieurs casquettes”

En politique, vous avez émergé avec des méthodes de communication plutôt modernes. De qui vous êtes-vous inspiré?

J’ai plus ou moins avancé seul, mais j’ai aussi eu la chance de bénéficier de soutiens financiers. D’une manière générale, nous devons complètement repenser nos méthodes de communication, car les réseaux sociaux ont tout changé sur ce plan. Concernant notre sport, autrefois, nous pouvions communiquer les résultats d’un Grand Prix deux ou trois jours après sa tenue. Aujourd’hui, alors que le dernier couple au départ est encore en piste, les gens veulent déjà connaître l’issue de l’épreuve. C’est aussi lié aux smartphones, qui permettent aux gens de filmer où qu’ils soient et nous poussent à expliquer encore plus ce que nous faisons.

À quoi ressemble la vie d’un homme politique en Suisse? En France, ils sont médiatisés jusqu’à l’excès, avec tous les problèmes que cela comporte. Chez vous, peut-on vraiment vivre simplement tout en étant engagé comme vous l’êtes?

En Suisse, le système politique repose sur trois piliers: la commune, le canton et la confédération. Je suis élu au Conseil des États, la chambre haute de notre parlement (l’équivalent du Sénat, ndlr), qui compte deux membres par canton, soit quarante-six membres élus pour quatre ans. J’ai débuté mon premier mandat à trente et un ans, alors que ma famille n’était pas active en politique. Un mandat de conseiller aux États représente une charge de travail conséquente, mais on n’exerce pas cette activité de manière professionnelle. Pour ma part, j’ai une entreprise de conseil et travaille à 40% dans le domaine des assurances immobilières. Je suis responsable des affaires publiques et en contact permanent avec le PDG de ma compagnie au sujet de toutes les affaires politiques pouvant influer sur notre activité. Il est très important pour moi de porter plusieurs casquettes, dans le sens où je conserve la liberté de mettre fin à l’une de mes activités. Bien sûr, certains politiciens suisses souhaiteraient faire de la politique une activité professionnelle. Pour ma part, j’ai besoin d’écouter beaucoup de personnes différentes et de travailler avec elles avant de prendre des décisions. 

Vous vous impliquez notamment dans les relations de la Suisse avec l’Union Européenne (UE) et la Chine. Face à de tels mastodontes et dans un monde aussi incertain, comment votre pays, prospère à certains égards mais petit, trouve-t-il sa place?

J’ai présidé la Commission de politique extérieure (de décembre 2019 à novembre 2021, ndlr) du Conseil des États et j’en fais toujours partie, car les échanges de la Suisse avec l’UE, mais surtout les États-Unis, les pays arabes et la Chine me passionnent. Je siège également au sein de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique, celle de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie ainsi que celle des institutions politiques. Là-encore, cela me permet d’avoir une vision transversale des choses. En Suisse, nous entretenons des relations fortes avec les pays de l’UE, dont la France, notamment parce que de nombreux Français et ressortissants d’autres pays viennent travailler chez nous. Bien sûr, nous avons quelquefois des problèmes, comme actuellement avec la France, car nous avons décidé d’équiper notre armée de F35 (avions américains, ndlr) et non d’appareils français… Ce genre de difficultés fait un peu augmenter la sensibilité des rapports internationaux, mais nous nous expliquons. C’est le sens de la diplomatie, dont on a plus que jamais besoin. Que se profile-t-il si les relations se détériorent entre la Chine, la Russie et les États-Unis? Une guerre…



“Montrer à tous la beauté de notre sport et l’incroyable relation que nous tissons avec les chevaux”

Le bien-être animal est un sujet de plus en plus important dans nos sociétés. Votre prédécesseur à la tête de la FSSE, le Dr Charles Trolliet, y était très sensible, et des mesures telles que l’interdiction d’utiliser des rênes allemandes ou une réglementation concernant la taille des boxes ont été prises dans votre pays. Quelle est votre action en la matière? 

Il est extrêmement important pour l’avenir des sports équestres que les jeunes cavaliers soient capables de parler de ces sujets avec le grand public. Il faut aussi que notre parlement comprenne que nous mettons déjà en place des règlements pour le bien-être des chevaux au niveau de la fédération. Nous devons réfléchir aux actions de communication à mettre en place pour toucher tous les équitants. En effet, il est pour moi vital d’atteindre les cavaliers qui pratiquent l’équitation en tant que simple loisir. Cependant, cela coûte de l’argent, alors que ces personnes, non licenciées à la FSSE, ne nous en rapportent pas.

La Fédération équestre internationale (FEI) va-t-elle assez loin sur ce sujet du bien-être?

Elle a déjà beaucoup œuvré dans ce domaine, mais elle ne peut pas tout faire toute seule. Il est très important qu’elle travaille avec les fédérations nationales, mais aussi avec la base de notre sport. La FEI a la force nécessaire pour être l’organisation faîtière des sports équestres, mais toutes ses actions sont menées en anglais. Or, il faut aussi créer des choses en français, allemand, italien, etc., et définir des priorités pour les dix ans à venir, car on ne peut pas tout faire.

L’automne dernier, Grégory Doucet, le maire écologiste de Lyon, n’a pas souhaité se rendre au salon Equita Lyon, en mettant en avant les questions de bien-être animal; un geste impactant dans une si grande ville et un pays de cheval comme la France. En tant qu’homme politique et président d’une fédération équestre, comment voyez-vous cela? L’équitation survivra-t-elle à la vague animaliste?

Beaucoup de gens pensent que la politique ne mène à rien. Ces dernières années, de graves erreurs ont été commises par des politiciens de tout bord, mais la politique a un sens. Et lorsqu’on organise un concours dans un village, par exemple, on peut inviter le maire, des ministres, etc. Cela fait partie de la communication. Je pense que l’équitation survivra à la vague animaliste, mais il est de notre responsabilité d’écrire la suite de son histoire. Nous devons être proactifs et orchestrer de nouveaux projets pour montrer à tous la beauté de notre sport et l’incroyable relation que nous tissons avec les chevaux. Il faut aussi expliquer au public que leur bien-être est notre préoccupation principale. Depuis des milliers d’années, le cheval est lié à l’homme. Il est central et c’est lui qui nous réunit.

En 2026, la Fédération équestre européenne (EEF) et la FEI arriveront toutes les deux en fin de cycle en termes de gouvernance. Vous êtes jeune, énergique, ambitieux et plein d’idées. N’êtes-vous pas tenté par la présidence de l’une de ces deux grandes organisations?

Je mène beaucoup de projets très importants en Suisse, et jusqu’à maintenant, ceux-là n’ont jamais été des sujets pour moi.



“Nous avons le potentiel et l’ambition d’organiser un autre championnat international”

Comment percevez-vous la montée en puissance de l’EEF, qui ne se cache pas de vouloir préserver une forme de tradition, mais pas un folklore, face à une FEI qui irait parfois trop loin dans ses réformes?

Nous devons trouver des solutions pour collaborer tous ensemble, plutôt qu’agir chacun dans notre coin. La vérité se trouve entre les positionnements de ces deux organisations: mon expérience prouve qu’il faut conserver une part de tradition, évidemment, mais ne pas être fermé à l’innovation, qui nous permet à tous d’avancer.

La Suisse a accueilli les championnats d’Europe de concours complet à Avenches en 2021 et sera l’hôte des finales des Coupes du monde Longines de saut d’obstacles et FEI de dressage et voltige en 2025 à Bâle. Réfléchissez-vous à d’autres grands projets?

Avec Avenches, Genève, Bâle et Saint-Gall (accueillant chaque printemps un CSIO 5*, étape du circuit des Coupes des nations Longines de saut d’obstacles, ndlr), nous avons prouvé que nous comptions parmi les plus importantes nations organisatrices du monde. Nous avons donc effectivement le potentiel et l’ambition d’organiser un autre championnat.

Et si l’on relançait un beau concours chez vous, à Lucerne, où se tenait auparavant l’Officiel de Suisse?

Il faut avancer étape par étape, mais Lucerne est l’une des plus belles villes au monde et possède une très grande tradition équestre. “The show must go on”.

En tant que président de la FSSE, quels sont vos objectifs pour Paris 2024?

L’équipe suisse de concours complet s’est déjà qualifiée pour ces Jeux olympiques en réalisant une excellente performance à Pratoni del Vivaro (en septembre, les Helvètes ont terminé septièmes par équipes des championnats du monde, ndlr). Je veux maintenant que notre équipe de saut d’obstacles ainsi qu’un cavalier de dressage obtiennent leur ticket pour Paris. Il est trop tôt pour parler de nos objectifs concrets, mais les JO restent le Graal de tout sportif, et le fait qu’ils se disputent chez nos voisins français est une source supplémentaire de motivation.

Un retour à des équipes de quatre couples aux JO vous semble-t-il possible? Souhaitable? 

Il y a eu de nombreuses discussions à ce sujet ces dernières années. Je suis bien entendu grandement favorable au retour à des équipes de quatre. C’est mieux pour le bien-être des chevaux, et je trouve que le drop score apporte un suspense bienvenu. Les Coupes des nations et championnats du monde et d’Europe prouvent d’ailleurs que ce format est le bon. Nous devons continuer à trouver des solutions pour l’avenir, tout en continuant pour l’heure à avancer malgré ce format.