Rutherford Latham, des taureaux aux chevaux
Devinette. Je me tiens toujours droit, aussi bien à cheval qu’à pied. Je porte toujours des cols roulés. Je suis né aux États-Unis mais ai couru toutes les plus belles échéances sous couleurs espagnoles, bien qu’installé en Normandie. Je suis? Je suis? Rutherford Latham, bien sûr!
Cet article est paru dans le magazine GRANDPRIX International n°68, en 2012.
Droit et adroit dans la vie comme à cheval, le cavalier espagnol Rutherford Latham fait partie de ces sportifs que tout le monde apprécie, par-delà les frontières. Pour son côté humble, sa simplicité. À l’arrivée de GRANDPRIX International à la Bosquetterie, Raffy, comme l’appelle ses amis, parle en espagnol à son collègue d’écurie Duarte Romao, sourit avant de lancer en riant: “Je viens de tomber, je tombe très souvent!”. Le cavalier de cinquante-quatre ans époussette alors le sable qui lui reste sur l’épaule. Le proverbe ne dit-il pas “Tomber pour mieux se relever?” En tout cas, pas de doute Raffy, est bien debout, droit comme un I, et bien dans ses bottes et dans son corps longiligne. Avec une mémoire impressionnante et infaillible, Raffy revient sur son passé avec une extrême précision chronologique.
Votre histoire est marquée par un cheminement incroyable entre de nombreux pays.
Je suis né à New York, le 7 septembre 1954. Je suis donc américain, même si je n’ai pas vécu longtemps aux États-Unis. J’y suis resté jusqu’à l’âge de six ans. Nous avons déménagé ensuite de New York à Philadelphie. Mon père était entrepreneur, il gérait une entreprise de fourrure et ma mère ne travaillait pas.
Quand êtes-vous arrivé en Espagne et pour quelle raison?
Mon père a pris sa retraite très jeune, alors, quand j’ai eu six ans, toute ma famille a déménagé sur le Vieux Continent. Mon père a toujours aimé l’Europe et rêvait d’habiter en Espagne. Nous avons tout d’abord vécu deux mois aux Îles Canaries puis un an et demi à Majorque. En septembre 1962, nous avons emménagé à Madrid afin que je puisse suivre une bonne scolarité.
Quand avez-vous commencé à monter à cheval?
J’ai commencé à l’âge de neuf ans, en mars 1963, dans un club à Madrid. Je me suis mis à cheval car ma mère montait aussi. Elle faisait du hunter en amateur quand nous vivions aux États-Unis. J’ai été bercé toute mon enfance par de belles photos d’elle sur des obstacles et cela m’a donné envie d’en faire de même. Mes premières séances n’ont pas été concluantes, je n’ai pas aimé, mais pas du tout, et je souhaitais arrêter car la monitrice passait son temps à hurler dans la carrière. Je n’ai pas eu la possibilité d’arrêter car ma mère avait acheté un carnet de dix leçons: j’ai donc dû aller au bout du carnet, mais avant la fin des dix leçons, j’avais totalement changé d’avis.
À quel âge avez-vous commencé la compétition?
J’avais quinze ans quand j’ai fait mes premiers parcours officiels, c’était avec des chevaux appartenant à des amis de mes parents. J’ai eu beaucoup de chance dès le départ, car on m’a confié de bons chevaux. J’ai commencé à faire des concours de complet et du dressage sur des petites épreuves. J’ai toujours aimé les chevaux: ce qui me passionne, c’est de vivre avec eux, d’être à leur contact tous les jours et de les monter. Je n’ai pas besoin de sauter à cheval pour me sentir bien avec. À l’époque déjà, je montais tous les jours. J’ai d’ailleurs arrêté l’école à dix-sept ans pour être cavalier à plein temps et m’installer au club où j’avais appris à monter. Je souhaitais être cavalier depuis l’âge de quatorze ans. Mes parents ne m’ont pas mis de bâtons dans les roues, mais ils ne m’ont pas encouragé non plus! De dix-sept à vingt-sept ans, j’étais à mon compte et sortais sur le circuit national espagnol avec les chevaux qu’on me confiait. En 1981, je gagne le Grand Prix de Lisbonne pour les États-Unis avec Fidias.
Pourquoi choisissez-vous alors de courir pour l’Espagne?
En 1982, à l’âge de vingt-huit ans, la Fédération espagnole m’a proposé de changer de nationalité.J’ai tout de suite accepté, car cela me permettait de courir le championnat national et c’était plus pratique pour participer aux différents concours. En 1983, j’ai participé aux Jeux méditerranéens où je suis médaillé d’or par équipe et d’argent en individuel, puis au championnat d’Espagne. J’ai ensuite été sélectionné en 1984 pour courir les Jeux de Los Angeles avec Idaho où nous terminons septièmes par équipe. En 1986, j’ai couru les championnats du monde mais ai été éliminé après être tombé! Vous voyez je tombe souvent... (rires)
Comment êtes-vous arrivé en France?
À l’âge de vingt-trois ans, j’ai commencé à venir fréquemment en France pour faire du commerce de chevaux. Les Selle Français sont très appréciés en Espagne, et j’avais fais la connaissance de Bernard Lebrun qui habite à Granville, dans la Manche. C’est lui qui m’a introduit dans le milieu normand. À l’âge de vingt-sept ans, c’est-à-dire de 1981 jusqu’à l’an 2000, je louais des boxes dans un autre club à Madrid où montait également Susana Garcia Cereceda (aujourd’hui Susana Epaillard, ndlr): je la connais depuis qu’elle est toute petite, aujourd’hui elle fait presque partie de la famille. En 1993, j’ai commencé à la faire travailler. Elle a fait les championnats d’Europe Juniors et pendant ses études de sciences politiques, je l’aidais et montais ses chevaux la semaine.
Quelles autres grandes échéances avez-vous courues?
En 1995, j’ai fait les championnats d’Europe avec Sourire d’Az et en 1996, les Jeux d’Atlanta où l’Espagne est cinquième par équipe. Sourire d’Az est un fils d’Uriel appartenant à Susana. En 1999, je participe aux championnats d’Europe avec Bretzel, un autre cheval appartenant à Susana. En 2000, viennent les Jeux de Sydney encore avec Bretzel, mais j’ai abandonné lors de la finale. En 2002 il y avait les championnats du monde de Jerez: je termine vingt-septième avec Bretzel. En 2003, j’ai participé aux championnats d’Europe de Donaueschingen, en 2005, aux championnats d’Europe de San Patrignano avec Galoubette Mondain (Galoubet). En 2006, je suis qualifié pour les championnats du monde d’Aix-la-Chapelle, mais Guarana Champeix (Rivage du Poncel) se blesse une semaine avant. Puis il y a eu les participations en Coupe du monde avec lui: je remporte les Grand Prix à Helsinki en 2007 puis à Oslo en 2008. Lors de la finale de Göteborg, je termine quinzième et pour celle de Las Vegas, ça ne se passe pas bien: j’ai failli tomber après un refus, cela avait bien plu aux Américains car j’avais fait un vrai show!
Pourquoi avoir choisi la France et la Normandie?
L’Espagne est un pays de taureaux où il n’est pas toujours facile de monter. La France, plus particulièrement la Normandie, est un pays de chevaux avec des gens de chevaux qui m’ont toujours attiré. À l’époque, je venais souvent faire du commerce et des concours en Normandie. Susana a souhaité s’installer ici et faire de l’élevage, d’ailleurs on élève ensemble. Sourire d’Az, Bretzel et Guarana Champeix sont toujours en pâture. Susana a acheté cinquante-quatre hectares au Pré d’Auge, à côté de Lisieux, et a construit de toutes pièces ce petit paradis pour chevaux qu’est la Bosquetterie. Elle m’a proposé de la suivre en France et pour moi, c’était une grande joie d’enfin venir au pays des chevaux. Je suis arrivé à la Bosquetterie avec une dizaine de chevaux le 12 novembre 1999. J’aime toujours l’Espagne, j’y vais d’ailleurs très souvent mais ici, c’est chez moi maintenant. L’un des meilleurs souvenirs de ma vie est peut-être la fin des travaux de la Bosquetterie. Parmi les très beaux souvenirs, il y a aussi mon premier titre dans le championnat d’Espagne en 1990. J’ai gagné ce titre cinq fois et encore l’an dernier avec Nectar du Plessis. Quant à ma plus belle victoire, c’est lorsque l’Espagne remporte la Coupe des nations de La Baule. C’était un grand moment et c’était important pour moi, car nous étions en France. Je garde évidemment un excellent souvenir de ma première victoire sur la Coupe du monde à Helsinki en 2007.
Et le pire souvenir?
Sans hésitation, l’an dernier, quand le médecin m’a annoncé que j’avais un cancer de la prostate. J’ai été opéré et je n’ai pas pu monter pendant trois mois. Aujourd’hui, tout va mieux. À cheval, je n’ai aucun mauvais souvenir, car pour moi, c’est une telle joie de pouvoir monter (Raffy monte d’ailleurs tous les jours six chevaux, ndlr).
Quel est le meilleur cheval que vous avez eu l’opportunité de monter?
Je pense que c’est Guarana, car il avait vraiment tout. Bretzel était différent, mais il était très courageux.
Avez-vous des regrets?
Je regrette de ne pas avoir émigré en France plus tôt, quand j’étais plus jeune. J’aurais souhaité apprendre en Normandie quand j’avais dix-huit ans, pour apprendre tout de suite les bonnes choses. Je n’ai pas de coach en particulier. En revanche, lorsque je rencontre un problème et que je n’arrive pas à le résoudre, j’appelle Philippe Guerdat. Il est toujours là pour m’aider et c’est un véritable ami. La discipline est primordiale avec les chevaux, et dans la vie comme dans mon métier, c’est pour moi essentiel.