Henrik von Eckermann et King Edward sont-ils vraiment entrés dans la légende à Herning?

Dimanche à Herning, les championnats du monde se sont achevés avec le titre du Suédois Henrik von Eckermann sur le fabuleux King Edward dans l’épreuve individuelle de saut d’obstacles. Un succès époustouflant prétexte à l’utilisation de tous les superlatifs. Le terme de “légende” a même été parfois employé. Mais qu’est-ce qu’une légende dans le sport et plus particulièrement en équitation?



“Phénoménal!”; “Exceptionnel!”; “Grandiose!” Rapporter une performance de très haut niveau suscite souvent l’utilisation sans retenue des points d’exclamation. D’autant plus quand cette performance a été accompagnée d’un beau et intense moment d’émotion. Parce qu’ils viennent activer tous les pores de notre passion, les récits des exploits sportifs nous font souvent user du superlatif. Parfois à l’excès, dimension il est vrai souvent associée à la passion. Entre user et abuser, la limite est ténue. Difficile dans l’instant de prendre du recul sans passer pour un rabat-joie auprès de ceux qui confondent journalisme et fanatisme.

Alors oui, nous sommes tous d’accord, les deux médailles d’or d’Henrik von Eckermann sur King Edward en saut d’obstacles et la démonstration de Charlotte Fry et Glamourdale, médaillées d’argent par équipes puis d’or dans le Grand Prix Spécial et la Reprise Libre en Musique de dressage, nous ont offert de sacrés beaux instants de sport. Impossible aussi de ne pas évoquer la voltige. Avec son quatrième titre mondial individuel, auquel se sont ajoutés l’argent en équipe et l’or dans la Coupe des nations, Lambert Leclezio, qui a brillé sur le dos d’Estado*IFCE, longé par l’écuyer Loïc Devedu, a inscrit son nom en lettres d’or dans l’histoire de sa discipline. Digne successeur des Matthias Lang, Nicolas Andréani et Jacques Ferrari, il est le porte-drapeau d’une formidable équipe tricolore où Manon Moutinho (Saitiri, Corinne Bosshard), Quentin Jabet (Ronaldo 200, Andrea Boe) et le collectif tricolore (London Time, Corinne Bosshard) sont venus concrétiser de la plus belle des façons tout le travail de l’encadrement porté depuis de nombreuses années par la passion et l’expertise de Davy Delaire. Tous ces champions, sans oublier ceux de para-dressage, humains et équins, sont-ils pour autant entrés dans la légende de leur sport? Pas sûr.



Remporter des titres, aussi prestigieux soient-ils, ne suffit pas toujours à devenir une légende d’un sport. Entrer dans l’histoire est déjà une très belle étape. Inscrire son nom sur un palmarès est une façon d’y parvenir. Réaliser une performance pour la première fois de cette histoire en est une autre. La qualification “à jamais les premiers” est même devenu un slogan, popularisé dans le sport par l’inévitable football. Et n’en déplaise aux supporters du Paris Saint-Germain, l’Olympique de Marseille restera “à jamais le premier” club français à avoir remporté la Ligue des champions. En dressage, le Néerlandais Edward Gal et Totilas resteront “à jamais les premiers” à avoir franchi la barre des 90% en dressage, un soir pluvieux de l’été 2009.

Le Suédois et son incroyable alezan, comme la Britannique et son étalon noir, sont entrés par la grande porte dans les livres d’histoire des sports équestres. On ne leur retirera jamais cela. Difficile, en revanche, d’affirmer dès maintenant qu’ils entreront dans cette fameuse légende. Une légende voyage à travers le temps et traverse les générations. L’émotion de l’instant pousse souvent à s’enflammer. Le temps fait ensuite son œuvre. Certains souvenirs restent profondément ancrés dans nos souvenirs et deviennent des “légendes”. D’autres s’effacent petit à petit pour ne plus exister que dans les lignes d’un palmarès ou sur une page Wikipédia.



Marquer les esprits et toucher les cœurs

Si l’on sort quelques instants du monde équestre, quelles sont les légendes du sport? Évidemment, chaque discipline peut revendiquer les siennes. Mais il n’est pas certain qu’une fois sorti de la bulle de chaque sport, des noms comme Mark Allen (triathlon), Yasuhiro Yamashita (judo), Franz Klammer (ski alpin), pour ne citer que trois exemples, tous considérés comme des « légendes » de leur sport, suscitent l’émoi du grand public. Dès que l’on se penche sur le cas du foot, les choses sont plus claires. Le “roi” Pelé, le Néerlandais Johan Cruyff, l’Argentin Diego Maradona et peut-être d’un point de vue franco-français Michel Platini et Zinédine Zidane peuvent être rangés dans cette catégorie. Autre sport universel, le tennis peut classer dans son Hall of Fame le Suédois Bjorn Borg, l’Américain John McEnroe et bien sûr la triplette composée du Suisse Roger Federer, de l’Espagnol Rafael Nadal et du Serbe Novak Djokovic. Autre difficulté dans cette classification, le temps qui file. Dresser une hiérarchie dans l’histoire d’un sport est souvent tentant, mais la mission demeure ô combien périlleuse. L’évolution de chaque sport rend les comparaisons bien hasardeuses. Le cyclisme des Fausto Coppi ou Jacques Anquetil n’a plus grand-chose à voir avec celui des Tadej Pogacar ou Jonas Vingegaard – faisons semblant de croire que leurs performances sont naturelles. Pour en revenir au tennis, le jeu pratiqué par les Mousquetaires Jean Borotra, Henri Cochet, René Lacoste et Jacques Brugnon dans les années 1920 et 30 ou par Rod Laver dans les années 60 et 70 est bien loin de celui de Nadal ou Federer. 

Ainsi, même si les règles et les bases techniques demeurent grosso modo les mêmes, comment comparer le dressage actuel avec celui d’il y a quelques décennies, voire celui d’il y a seulement une vingtaine d’année? La Libre toute en fluidité de Charlotte Fry à Herning est à l’image de l’évolution du dressage, de plus en plus orienté vers le spectacle. Mêmes changements en saut d’obstacles. La nature des parcours, la qualité de l’élevage, les méthodes d’entraînement, la multiplication des concours, les avancées scientifiques et de nombreux autres facteurs ont profondément modifié les repères et rendu les comparaisons d’autant plus subjectives. La multiplication des sources d’information et l’arrivée des réseaux sociaux a aussi considérablement amplifié la résonnance des performances sportives – des contre-performances aussi, d’ailleurs. Si l’on se limite à l’échelle française, Pierre Jonquères d’Oriola, deux fois champion olympique à douze ans d’intervalle, en 1952 à Helsinki avec Ali Baba, puis en 1964 à Tokyo, avec Lutteur B, fait bien évidemment partie du Panthéon équestre. Il y côtoie sans aucun doute Éric Navet et Quito de Baussy, sacrés champions du monde en 1990 et d’Europe en 1991, et bien sûr Pierre Durand et son formidable Jappeloup. Au-delà de son titre olympique décroché en 1988 à Séoul, le couple formé par le Bordelais et son petit crack a marqué les esprits. Et ce, avant même que Guillaume Canet ne popularise davantage encore leur histoire au cinéma. Le destin du petit cheval français qui se bat contre le grand Milton du Britannique John Whitaker a grandement participé à cette reconnaissance. Imaginez une seconde les stories si Instagram avait existé à cette époque.



Voilà peut-être le principal élément d’une légende. Réussir à marquer les esprits et toucher les cœurs. Dans le monde des courses, le trotteur Ourasi a certes remporté le Prix d’Amérique à quatre reprises (1986, 1987, 1988, 1990), ce qui demeure un record. Mais si son nom a traversé le temps, c’est aussi car son côté nonchalant lui avait valu le surnom de “Roi fainéant”. En saut d’obstacles, Hickstead et Éric Lamaze possède un palmarès de très haut niveau avec bien évidemment le titre olympique de 2008 pour chef d’œuvre. Mais le couple dégageait un “charisme” qui générait bien plus de passion que des lignes accumulées sur un palmarès. La mort tragique d’Hickstead, il y a un peu plus de dix ans à Vérone, a définitivement inscrit le couple parmi ceux qui traverseront le temps. En concours complet, le Néozélandais Mark Todd, avec ses deux titres olympiques en selle sur Charisma, en 1984 à Los Angeles et 1988 en Corée, l’Allemand Michael Jung, lui aussi deux fois couronné aux JO avec Sam, en 2012 à Londres et 2016 à Rio, peuvent aussi y prétendre. Tout comme Charlotte Dujardin et Valegro, sacrés également en 2012 et 206. Isabell Werth, par sa longévité, sa constance au plus haut niveau avec de nombreux chevaux, son palmarès inégalable et sa personnalité, fait aussi partie de cette catégorie “VIP” de l’histoire de la discipline. 

À Herning, Charlotte Fry a franchi la barre des 90%. Mais c’est déjà la trente-sixième fois de l’histoire que pareille performance est réalisée. La Britannique devra renouveler pareil exploit et même le porter encore plus haut pour marquer durablement les esprits. À seulement vingt-six ans pour la cavalière et onze ans pour Glamourdale, cette perspective semble tout à fait réaliste. En jumping, Henrik von Eckermann et King Edward affichent désormais un palmarès de très haut standing avec les titres de champions du monde individuel et par équipes, venus s’ajouter au titre olympique collectif de Tokyo l’été dernier. Trois titres conquis sans avoir fait tomber la moindre barre! L’histoire dira si cela suffit à entrer dans la légende. Rendez-vous en 2024 dans les jardins du château de Versailles pour la suite de cette passionnante saga.



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